vendredi 21 février 2020

Âam el fil


Cadeaux royaux
Il est de tradition que les chefs d’Etat échangent des présents à l’occasion des visites qu’ils se rendent mutuellement. La nature et la valeur du cadeau varient selon le pays, la culture et les mœurs. Il est des pays, aujourd’hui, qui déclinent les présents dont la valeur dépasse un montant déterminé. D’autres font obligation de remettre le cadeau au musée de la présidence.
De tout temps, les souverains marocains ont eu l’habitude d’offrir à leurs homologues des cadeaux qui peuvent être somptueux.
Ainsi, en 1888, le sultan Hassan Ier a fait remettre par Mohamed Torrès au Pape Léon XIII, à l’occasion de son jubilé sacerdotal, de riches cadeaux : « deux splendides bracelets d’or, enrichis de rubis, d’émeraudes et de diamants ; une grosse broche en or, avec des pierres précieuses ; quatorze coussins de velours, bordés d’or ; huit tapis marocains ; plusieurs vêtements de diverses couleurs ; six ceintures de dame, tissées de soie et d’or ; six paires de babouches ; enfin un certain nombre de pièces d’étoffes d’or ou de soie ».
Plus près de nous, en 1943, à l’occasion de la Conférence d’Anfa, le sultan Sidi Mohamed ben Youssef a offert au président des Etats-Unis d’Amérique, Franklin Delano Roosevelt, deux bracelets et un haut diadème d'or pour madame Roosevelt.
Jusqu’à la moitié du XIXème siècle, le sultan offrait également des chevaux ou des animaux sauvages, qui étaient encore nombreux au Maroc. Le transport était assuré par des bateaux, marocains ou étrangers.
En 1637, le sultan Mohamed ech-Cheikh Sghir envoya à Charles II d’Angleterre, avec le Caïd Jawdar Ben Abdallah, quatre faucons et quatre chevaux avec leurs selles ainsi que dix-huit anciens captifs anglais, libérés gracieusement par le sultan.
En 1865,  Napoléon III reçut du sultan Sidi Mohammed Ben Abderrahmane six chevaux, une panthère, une antilope et des gazelles.
C’était une autre histoire lorsque les animaux offerts aux souverains européens étaient remis aux légations (ambassades) étrangères à Tanger. Les représentants étrangers étaient confrontés à des situations particulièrement embarrassantes lorsqu’ils recevaient des fauves qu’ils devaient expédier dans leur pays. En attendant de pouvoir les mettre à bord d’un bateau de passage à Tanger, il fallait les nourrir et les soigner mais le plus difficile était de trouver un endroit où les garder sans risques. Parfois, tout se passait bien, comme ce fut le cas pour « Maymoun », un léopard « aussi grand qu’un tigre du Bengale », cadeau de Moulay Abderrahmane ben Hicham au roi d'Angleterre.
Moins heureux fut l’épisode auquel fut confronté le consul des Etats-Unis à Tanger et qui  fut à l’origine d’une insubordination probablement unique dans les annales diplomatiques.
En 1833, le consul des Etats-Unis à Tanger, James R. Leib, reçut du sultan un lion et deux chevaux comme cadeaux offerts aux Etats-Unis. Il suggéra à Washington de garder les chevaux et d’expédier le lion aux Etats-Unis, mais le Département d’Etat lui répondit de se débarrasser du lion et d’envoyer les chevaux. La nourriture du lion coûtait au consul un dollar par jour. Il ne pouvait pas le vendre, de peur d’offenser le sultan, et la réponse de Washington tardait. En 1835, il avait dépensé $439,50 pour nourrir le fauve, avec un salaire annuel de seulement $2000 dollars. C’est alors qu’il reçut l’ordre de se rendre à Fès, pour négocier le renouvellement du Traité d’amitié entre le Maroc et les Etats-Unis d’Amérique signé en 1786. Il refusa, de crainte de « recevoir de nouvelles marques d’estime du sultan pour les Etats-Unis, qui s’avéreraient pareillement coûteuses pour lui ».
Leib envoya à Meknès son vice-consul, John F. Mullowny, qui ne rapporta pas de cadeaux, mais négocia avec le Makhzen le nouveau traité, qui fut signé le 16 septembre 1836 (Le traité est toujours en vigueur.).
Leib vendit le lion et les deux chevaux à son compatriote, le célèbre capitaine James Riley, qui avait été capturé et vendu comme esclave après le naufrage de son bateau en 1815 près de Cap Bojador. A  New York, les animaux furent confisqués au motif qu’ils étaient propriété de l’administration et ne pouvaient être vendus par le consul. L’affaire finit, en janvier 1834,  sur la table du Congrès sous forme d’une proposition de résolution visant à céder les animaux. Différentes options furent envisagées, allant de la donation à une institution de bienfaisance, ou à un musée, à leur vente aux enchères. Un sénateur facétieux proposa même d’en faire cadeau au roi Louis-Philipe de France. Après plusieurs séances de débats et une navette du projet entre la commission de l’agriculture et celle des affaires étrangères, le texte fut finalement adopté par les deux chambres en janvier 1835, autorisant le président à faire vendre aux enchères les deux chevaux et à offrir le lion à « toute institution, personne ou personnes appropriées de son choix ».
Leib quant à lui, après trois ans  à Tanger, s’adonna à la boisson et devint sujet à des crises de delirium tremens. Les autorités marocaines le confinèrent au bâtiment du consulat, sous bonne garde. Il perdit la raison.
Il arrivait aux sultans de se voir aussi offrir des animaux.
La reine Victoria d’Angleterre offrit un éléphant à Moulay Hassan. L’animal, appelé Stoke, arriva au port de Tanger en août 1895, en provenance de Gibraltar. L'éléphant était blanc et pesait 4 tonnes. Il était accompagné d’un mahout indien (cornac) et d’un officier, le captaine Inglefield, chargé de remettre le cadeau royal au sultan. En l’absence de port, le débarquement en rade de Tanger fut mouvementé, l’animal faillit se noyer et entraîner avec lui ceux qui essayaient de le sortir du bateau.
Le caïd Harry Maclean, instructeur des troupes du sultan, se joignit à son compatriote pour escorter l'éléphant jusqu’à Meknès. Après d'incroyables péripéties tout au long des pistes et des sentiers étroits, ils arrivèrent enfin à destination. Le capitaine Inglefield présenta Stoke au sultan au cours d’une grande cérémonie, Maclean faisant office d'interprète. On raconte que jamais le sultan n’avait autant ri et d’aussi bon cœur.
Les habitants de Fès prirent l’habitude d’aller admirer l’animal tous les vendredis, à l'heure de la prière, lorsque le sultan se rendait à la mosquée, suivi de l'éléphant, flanqué de chaque côté des dignitaires du Makhzen. « Stoke cheminait majestueusement, le front peint en vert et violet, suivi de sa suite personnelle, deux coolies indiens à cheval et dix domestiques attachés exclusivement à l’animal, tous portant des vestes vertes. Puis venaient six chevaux de l'écurie privée du Sultan ». Plusieurs personnes furent piétinées, non par la bête, mais par la foule se bousculant pour voir l’éléphant dans les rues étroites qui mènent à Moulay Driss.
Plus tard, cependant, des émeutes éclatèrent à Fès où les commerçants trouvaient trop lourdes les taxes levées pour l’alimentation du pachyderme.
Stoke finit par succomber à une maladie inconnue et son cornac, « venu à grands frais des Indes, enchanté d’un trépas qui le libérait, s’empressa de regagner le pays des Rajahs ».
Une autre histoire d’éléphant a défrayé la chronique au début des années 20 du siècle dernier.
Le sultan Moulay Abdelhafid, après son abdication, s’est retiré à Tanger. Un jour de 1912, tandis qu’on transportait de Fès à Larache les derniers animaux de la ménagerie du sultan, une éléphante et son éléphanteau se sauvèrent et se dirigèrent vers Tanger, guidés par l’instinct animal. Les pachydermes firent une entrée triomphale à Tanger, suivis à distance par une foule hurlante. Ils finirent à la Kasbah.
Le lendemain et les jours suivants, l’éléphante prit l’habitude de se rendre à la mer pour le bain quotidien. Elle traversait les rues étroites de la médina, semant l’effroi sur son passage.
Au grand Souk, elle s’emparait d’un coup de trompe de choux ou de salades qu’elle avalait.
Ce manège dura plusieurs mois, au grand dam des Tangérois.
Lorsqu’éclata la guerre mondiale, l’ex-sultan quitta Tanger pour s’installer à Barcelone. En guise de témoignage de sa reconnaissance à la ville, il lui offrit l’éléphante. L’histoire ne dit pas ce qu’il advint de l’éléphanteau.
L’origine du dicton dont une traduction approximative serait « Ils ont trouvé qu’un éléphant n’était pas assez, on leur a ajouté une éléphante » reste inconnue. Abdelhadi Tazi, dans son Histoire diplomatique du Maroc, tome II, 1986, donne l’explication ci-après:


Il pourrait s’agir de l’éléphant qui a été amené du Soudan au sultan saadien Ahmed El Mansour Ed-Dehbi en l'an 1001 de l’hégire (1592). En 1599, l'éléphant fut conduit à Fès.

La légende dit que la population, excédée, aurait mandaté une délégation pour demander au sultan de les débarrasser de l’éléphant. Mais, avant même qu’ils ne présentent leur requête, le sultan leur a montré son attachement à l’animal en des termes tels que, lorsqu’il les interrogea sur le motif de leur démarche, ils n’osèrent pas lui dire la vérité et restèrent silencieux. Le sultan se fit insistant, et, finalement, un des notables arriva à prononcer le mot « éléphant ». Le sultan s’écria alors : « L’éléphant ? Qu’est-ce qu’il a, l’éléphant ? ». Terrorisés, ils répondirent : « Il lui faut une campagne, sire, il ne peut pas rester tout seul ».
La mémoire populaire, qui a des repères bien à elle, garde le souvenir de « l'année de l'éléphant» (âam-el-fil).
Mais lequel ?
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Références

  • Nozhet-Elhâdi, Histoire de la dynastie saadienne au Maroc (1511-1670)- Mohammed Esseghir Ben Elhadj Ben Abdallah El Oufrani, Traduction française par O. Houdas, Paris, Ernest Leroux, Éditeur,1889.
  • Morocco as it is, Stephen Bonsal, 1893.
  • Chronique de la vie de Moulay-Hassan, L. Coufourier, Archives marocaines, 1906
  • France-Maroc n° 54, mai 1921.