Au cours d’une émission récente d’une radio casablancaise, on a entendu des chroniqueurs affirmer que « Le Maroc a longtemps tourné le dos à ses mers », que « La mer est ignorée par nos populations », que « les sultans craignaient la mer » …
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Certes, on peut dire que la peur de la mer est assez générale au Maroc, comme ailleurs, par superstition, peur de l’inconnu et crainte des côtes inhospitalières de l’océan atlantique. On peut trouver d’intéressantes études à ce sujet (L. Brunot, La mer dans les traditions et les industries indigènes à Rabat et Salé (1920), Chaumiel, Les marins marocains, « Revue Maritime » (oct. 1949).
Cette peur a-t-elle pour autant empêché le Maroc d’avoir une activité maritime ?
Dans son excellent livre « Le Maroc à travers les chroniques maritimes » (1988), Abdelkader Timoule, ancien responsable à la Marine marchande, a tordu le cou à « cette opinion largement répandue ». Il affirme : « le Maroc a eu de longue date une tradition maritime et halieutique ». Dans la présentation du livre, il est dit que Timoule, « auteur confirmé des choses de la mer », « nous donne l’historique de la marine marocaine depuis la préhistoire et la plus haute antiquité jusqu’au protectorat ».
Sans remonter aussi loin, notons que sous les dynasties almoravide (1055-1147) et almohade (1147-1269), la flotte navale du Maroc comptait plusieurs dizaines d’unités de guerre, parfois jusqu’à 400.
Dès 1610, les corsaires marocains, de Salé, Larache, Mehdia, Safi et Tétouan, « montant avec audace et compétence caravelles, chebecs, guareb, maaouna et autres zouraks, harcelaient les vaisseaux chrétiens qui s’aventuraient en Atlantique ».
« De grands raïs (…) ont brillamment commandé cette flotte et cinglé, non seulement le long des côtes d’Espagne, du Portugal, de l’Afrique du Nord et de la Turquie mais jusqu’à la Manche, poussant vers l’Islande et les bancs de Terre Neuve ». La course, rappelons-le, était légale au contraire de la piraterie. Les raïs écumaient la mer et l’océan et rapportaient de substantiels butins, en captifs, or, argent et marchandises. Ils étaient en majorité des Rbatis et des Saletins (slaouis), descendants d’Andalous, renégats (A’alouj) (Rais Pérez, Rais Eino), ou musulmans des régences ottomanes (Rais Mostghanem, Rais Trabelsi). Les chroniques ont notamment retenu le nom des plus renommés parmi les raïs salétins: Raïs Ali El Hakem, Rais Fennich, Raïs Meîz, Rais Qandil, Raïs El Cortobi.
Sous le règne de Moulay Ismail (1672- 1727) le nom du caïd Ali ben Abdallah est mentionné comme étant, en 1698, « Grand vizir, capitaine-général de la côte et commandant des troupes assiégeant Ceuta ». Ali ben Abdallah avait les pleins pouvoirs pour négocier avec les étrangers, notamment des questions maritimes. A sa mort, son fils Ahmed lui succéda en tant que « gouverneur de Tanger et Tétouan, ‘capitaine-général des côtes’ et Khalifa du sultan, commandant en chef en campagne ».
Dans son récit, en 1695, l’ambassadeur français Pidou de Saint-Olon évoque le caïd Ali ben Abdallah, auquel il donne divers titres, dont celui de « Ministre du Roy de Maroc pour la Marine ». Saint-Olon affirme que le caïd se présentait aux étrangers comme « amiral des côtes d’Afrique ».
Toujours du temps de Moulay Ismail, il y avait un « Caid El bhar » (amiral) à la tête de la flotte chérifienne. Et quel amiral ! Ce n’était autre que Abdallah ben Aicha, par ailleurs « raïs » de son état (commandant corsaire). Le « caïd de la mer » fut envoyé en ambassade successivement auprès de James II d’Angleterre et de Louis XIV. A Londres, en 1685, Ben Aïcha présenta les félicitations de Moulay Ismaïl au roi James II, qui venait de monter sur le trône. L’ambassadeur marocain avait une dette de reconnaissance envers le roi anglais, qui, alors qu’il était duc de York et Grand-Amiral, l’avait fait libérer sans rançon. Ben Aïcha avait été capturé par un navire anglais et avait passé trois années en prison.
Plus tard, Ben Aïcha fut chargé par Moulay Ismaïl de se rendre en France pour convenir des conditions de la paix entre le Maroc et la France. Les négociations durèrent jusqu’à avril 1699, mais sans résultat. Ben Aïcha voulait un échange de captifs collectif mais Louis XIV préférait négocier au cas par cas. Ben Aïcha prit congé du roi le 26 avril 1699 et embarqua de Brest.
L’ambassadeur échoua dans sa mission, mais il eut « un très grand succès personnel » et fut l’hôte d’honneur de nombreuses réceptions. Ses bons mots et ses réparties firent le délice des conversations dans les salons parisiens, où « on vantait sa dignité, son esprit et la délicatesse de sa galanterie ». Il fut le protagoniste de l’épisode célèbre de la demande en mariage par Moulay Ismaïl de la princesse de Conti, fille de Louis XIV.
A son retour au Maroc, Ben Aïcha eut quelques démêlés avec un des fils du sultan, mais il resta au service du sultan, dans les fonctions de « caïd el bahr ».
Le sultan Mohamed ben Abdallah (1757-1790) s’intéressa plus que tout autre sultan aux relations extérieures du Maroc. Il entreprit de restaurer la flotte chérifienne, si bien qu’en 1765-1766, « le Maroc avait à son actif une vingtaine de bâtiments, dont des navires, des frégates, des jabeques et des galions ».
L’objectif déclaré était d'accroitre le « jihad maritime » contre les chrétiens. Mais en s'appropriant les bénéfices des captures, le sultan a mécontenté les raïs, qui, bien qu’honorés par le sultan du titre de « moudjahidines », n’étaient plus aussi motivés dans une entreprise qui ne leur rapportait plus de profits. En fait, Sidi Mohammed a mis pratiquement fin à la course en mer en supprimant les corsaires privés et en faisant de la course une affaire d'Etat
Au-delà de la course, l’objectif de Sidi Mohamed ben Abdallah était de libérer les enclaves qui étaient sous la domination de l'Espagne et du Portugal. Il ne réussit que partiellement et, à partir de 1777, le sultan s’attela à la mise en place d'une marine marchande.
En 1808, le sultan Moulay Slimane (1792-1822) nomma le caïd Mhammed Ben Abdeslam Slaoui gouverneur de Tétouan et des places maritimes. Devenu l’interlocuteur des consuls étrangers, Slaoui s’est donné le titre de « ministre de la mer chargé des affaires des nations ».
Ce titre a, semble-t-il, été à l’origine d’une confusion qui a fait dire à des auteurs français que le ministre des affaires étrangères de l’empire chérifien était « Ouazir el bahr » (ministre de la mer). Selon la légende, les sultans marocains ne craignaient pas d’invasion provenant de l’est, territoire musulman, ni du sud, contrée désertique. Le danger ne pouvait venir que de la mer au nord ou de l’océan à l’ouest, d’où le nom du ministre. Cette théorie est, aujourd’hui encore, enseignée dans les cours d’histoire diplomatique. Bien que séduisante, elle n’est pas étayée. Elle s’est révélée, du reste, erronée : le grand danger est venu de l’est, après la conquête par la France du territoire voisin.
La faiblesse de sa marine par rapport aux pays européens a poussé Moulay Slimane à démanteler la flotte marocaine. Pour conjurer les risques d’une confrontation et éviter une invasion, il opta pour la neutralité dans les conflits qui secouaient l’Europe, en particulier après l’occupation de la péninsule ibérique par les armées napoléoniennes.
En 1825, Moulay Abderrahmane ben Hicham (1822-1859) a fait l’acquisition de trois unités en vue de reprendre le « jihad maritime » : Une corvette et deux goélettes, la première en Sardaigne, les secondes aux Etats-Unis pour renforcer la flotte en construction. « Les deux premiers bâtiments marocains armés en course quittèrent Tanger en novembre 1825. L'un était sous le commandement de Raïs El Hadj Abderrahmane Bargach et l'autre sous celui de Raïs El Hadj Abderrahmane Britel, grand Amiral du Maroc ».
Après le désastre d'Isly en 1844, la flotte du Maroc se réduisait à 3 navires de haute mer : « Mabrouk », « Amiral Britel » et « Mehdia », placés sous le commandement de Haj Ahmed Ould Hajd.
A la fin du XIXème siècle, Moulay Hassan (1873-1894) tenta de reconstituer une flotte de guerre et fit l’acquisition de plusieurs bâtiments. Mais la tentative tourna court. Les bateaux (Hassani, Triki, Sid el Turki, Saïdi, Bachir) furent revendus après quelques années, en raison soit de leur vétusté soit du coût élevé de leur entretien.
On se reportera avec profit aux différentes recherches qui ont été réalisées sur l’histoire de l’armée marocaine, et qui consacrent des passages à la marine militaire sous les différentes dynasties.
A lire
- Chroniques du Maroc maritime (1988), Abdelkader Timoule
- La diplomatie dans le Maroc d’autrefois (2018), Ali Achour
- Al jaich al maghribi âbra tarikh (L’armée marocaine à travers l’histoire), 5è éd. (1997), Abdelhak Lemrini
- Al jaïch al maghribi fil qarn 19 (L’armée marocaine au 19ème siècle), 2 t, 2008, Mustapha Chabbi
- Al jaïch al maghribi wa tataworoh fil qarn 19 (L’armée marocaine et son évolution au 19ème siècle), 1997, Touria Berrada.
- Neuf années au service du Maroc (1998), Leonhard Karow
- Les corsaires de Salé (1948), Roger Coindreau
- Les réformes militaires de 1844 à 1912, 1995, Bahija Simou
- Salé et ses corsaires, un port de course marocain au XVIIè siècle (2007), Leila Maziane.