"Jamais capturé malgré la présence d’un tiers de l’armée française déployée en Algérie, (Abdelkader) décide de déposer les armes en échange d’un transfert au Proche-Orient".
Ahmed Bouyerdene et Christian Delorme
Le Monde, 12.02.2022
Au lendemain de la bataille d'Isly, les relations se détériorèrent rapidement entre le Makhzen et Abdelkader, qui devint une menace pour le sultan. Le chef algérien aurait même eu l’intention de renverser Moulay Abderrahmane avec, semble-t-il, la complicité du Grand vizir Mohamed ben Driss. Malgré sa réticence à lancer ses troupes contre Abdelkader, Moulay Abderrahmane fut poussé à agir. Le résistant algérien ne fut plus considéré comme un musulman qu’il fallait aider, mais un « fācid » qui, sous couvert de guerre sainte, semait la zizanie. Les tribus se plaignirent des exactions d’Abdelkader qui les razziait pour se procurer des vivres. En 1846, le sultan chargea une harka commandée par son fils Sidi Mohamed de mettre fin aux agissements du « rebelle ». Défait après un combat acharné, Abdelkader battit en retraite en Algérie. Le 23 décembre 1847, il se rendit aux Français.…
Voici le récit de la dernière bataille d’Abdelkader, raconté par le général de division comte de Martimprey, dans son livre « Souvenirs d’un officier d’état-major » (1886) :
...
Jusqu’à la fin, le fils de l’empereur sembla vouloir laisser ouverts à Abd-el-Kader les chemins qui pouvaient assurer sa retraite vers le sud et vers l’est. Celui-ci n’en profita pas. Peut-être hésita-t-il à le faire à cause de la courte distance à laquelle il se trouvait du général de Lamoricière.
Par un motif ou par un autre, il s’arrêta et accepta la bataille, sachant cependant qu’il allait combattre un contre vingt. Avec une pareille disproportion numérique, quelque exaltée que soit la bravoure du petit nombre, il ne peut manquer d’être accablé en rase campagne, quand l’organisation des partis en présence est à peu près équivalente.
Bien convaincu qu’un coup d’audace pouvait seul le sauver, Abd-el-Kader ordonna qu’on attaquerait la nuit et qu’on courrait à la tente du fils de l’empereur pour le faire prisonnier. En possession de ce gage, il devait obtenir des conditions avantageuses.
Pour faire réussir ce plan, au moment de l’attaque, l’émir fit mettre le feu à quelques chameaux garnis d’étoupe et de fascines goudronnées. Il comptait sur l’apparition de ces fantômes lumineux, fuyant ou se débattant dans une violente agonie au milieu de l’obscurité, pour jeter la terreur parmi ses adversaires. Si le secret de ces dispositions eût été gardé, peut- être eussent-elles été couronnées de succès; mais on s’y attendait chez les Marocains et lorsque les vaillants soldats de l’émir pénétrèrent dans le camp du prince impérial, sa tente, comme toutes les autres, était déserte. Ils coururent aussitôt à un camp voisin, car il en existait quatre séparés. Celui-ci fut enlevé. Abd-el-Kader combattait en tête, rugissant comme un lion au milieu du tumulte; mais le jour commençait à poindre.
Le fils de l’empereur tira lui-même le canon du troisième camp, à l’instant où les assaillants, épuisés de tant d’efforts, s’arrêtaient à son entrée; alors un feu général commença contre eux, ils durent se retirer et le firent avec ordre.
L’émir avait perdu la moitié de son monde quand il rejoignit la Daïrah.
Il n’avait plus d’autre ressource que de
gagner, si c’était possible, le territoire algérien.
La retraite commença : la Moulouïa fut traversée pendant la nuit, à un gué voisin
de son embouchure. Au lever du soleil, les masses marocaines parurent. Il fallait
donner à la Daïrah, qui suivait le rivage pour atteindre le Kis, le temps de
gagner du terrain. Un combat acharné s’engagea dans ce but, au passage de la rivière.
Le fusil à la main, la tête, la poitrine et les pieds nus, noir de poudre, plus brave que ses plus braves, Abd-el-Kader chercha la mort pendant toute la matinée, sans pouvoir la trouver: ses vêtements furent criblés de balles, trois chevaux tombèrent morts sous lui et furent remplacés grâce au dévouement de ses cavaliers. Enfin il s’éloigna de la Moulouïa, qui venait de voir périr encore le tiers de ses derniers compagnons. Par un triste rapprochement, leur sang rougit les eaux de la rivière, presque au même endroit où elles avaient été teintes du sang de nos soldats odieusement massacrés; sinistre épisode qui marquera toujours d’une tache la grande mémoire d’Abd-el-Kader. Les Marocains ne firent que passer la Moulouïa et s’arrêtèrent. La Daïrah parvint le soir même sur le territoire français.
Les réguliers de l’émir gagnèrent en partie Nemours, d’autres vinrent se rendre au camp du général de Lamoricière. Abd-el-Kader s’était séparé d’eux et ils ne savaient ce qu’il était devenu; mais le général, renseigné par un caïd du pays, avait déjà lancé quelques spahis choisis sur le principal passage qui, des bords de la mer, permet de gagner la plaine d’Oudjda par les dernières pentes des Beni-Snassen. Au milieu de la nuit, ces éclaireurs s’y rencontrèrent avec des cavaliers de l’émir, qui lui-même venait à quelques pas derrière eux.
Prévenu de cette circonstance, mais ignorant la force de la troupe à laquelle il se heurtait, Abd-el-Kader se décida à faire dans ce moment ce que les supplications de sa mère et de sa femme avaient préparé. Comme signe de ses intentions sincères d’entrer en pourparlers, il envoya son cachet au général de Lamoricière, par le lieutenant des spahis Bou-Rouïa. Le général y répondit en lui faisant porter son sabre. Une convention fut arrêtée le lendemain matin, d’après laquelle l’émir, sa famille et quelques serviteurs principaux devaient être transférés à la Mecque ou à Saint-Jean-D’acre.
Le général de Lamoricière se porta avec son infanterie vers le Kis, pour assurer l’internement de la Daïrah, laissant sa cavalerie sur le plateau de Sidi-Brahim, théâtre du drame sanglant du colonel de Montagnac. Les murs du marabout étaient restés tachés de sang, le sol était parsemé d’ossements humains. C’est là qu’Abd-el-Kader vint se présenter; il comptait s’y trouver en face du général de Lamoricière, le seul entre les mains duquel, suivant ses expressions, il avait pu se résoudre à consommer le sacrifice suprême de son abdication.
En l’absence du général, ce fut le colonel de Montauban, du 2è spahis, qui reçut l’émir. Après avoir passé devant le front de la cavalerie, qu’il salua avec estime, Abd-el-Kader, escorté de quelques chasseurs à cheval, se dirigea sur Nemours où il arriva le soir; sa famille y était déjà. Presque en même temps, le général de Lamoricière y entrait, sans autre escorte que celle des quelques cavaliers réguliers de l’émir, qui étaient venus se rendre à lui la veille.
…
Le général de Lamoricière alla voir l’émir,
qui lui fit présent de son yatagan. La foi musulmane de l’illustre vaincu ne put
suffire à lui donner la force de se renfermer en lui-même durant ces premières
heures; ses larmes, abondantes et ses sanglots étouffés remplirent une nuit sans
sommeil.
Enfin le matin, l’âme brisée, mais résigné, il monta la dernière jument qui lui
restât et qui comme lui était blessée et s’avança, suivi de quelques
serviteurs, vers le logement du duc d’Aumale.
A une certaine distance il mit pied à terre et conduisant en main sa monture à la
manière des Arabes lorsqu’ils font acte de soumission, il vint rendre hommage
au prince, qui le reçut avec une haute dignité. L’émir retourna à pied à sa
tente.
…
Abd-el-Kader me demanda de faire venir un médecin pour panser un léger coup de
feu qu’il avait reçu à la jambe, s’informa de mon nom, du temps que j’avais passé
en Afrique ... Il passa la matinée à écrire et à dicter des lettres à Mustapha-ben-Tami,
qui était près de lui.
Vers huit heures du matin, je conduisis l’émir à bord de la frégate qui allait le porter à Marseille. J’y vis amener sa mère, sa femme, toutes deux voilées, son fils, enfant d’un aspect maladif et plusieurs de ses officiers, tous blessés.
A dix heures, le navire faisait route vers la France et disparaissait à l’horizon. A midi, un Te Deum fut chanté à l’église de Saint-Louis d’Oran.
…
Le gouvernement désapprouva les engagements pris par le général de Lamoricière et acceptés par le duc d'Aumale. Au reproche qu’on lui fit de les avoir contractés, le général répondit que, s’ils étaient défectueux, il était facile de remettre les choses en l’état où elles étaient lorsqu’il avait accepté les propositions de l’émir.
Sans nul doute, le général avait sagement agi en acquiesçant à la transportation en Orient, plutôt que de réduire Abd-el-Kader à se jeter dans le sud comme il le pouvait faire, s’il eût pris le parti de séparer son sort de celui de sa famille. En le retenant en France, le gouvernement manqua aux promesses faites en son nom, ce qu’aucune raison politique ne peut justifier.
***
Contrairement à ce qu'affirment les auteurs de la chronique que publie Le Monde, Abdelkader n’a pas « déposé les armes
en échange d’un transfert au Proche-Orient ». Acculé après avoir perdu
la bataille contre les troupes marocaines, il s’est rendu aux Français. Il a
demandé son transfert en Orient et le général de Lamoricière a accepté,
approuvé par le duc d'Aumale. Le gouvernement français a renié cet engagement.