Le livre qu’un ancien ambassadeur de France en Algérie, Xavier Driencourt, consacre à ce qu’il appelle « l’énigme algérienne » est un témoignage de haute tenue qui offre une grille de lecture intéressante d’un pays déroutant.
« Il faut, dans ce pays, un ou deux ans pour comprendre le mode de fonctionnement du « système ». Il arrive que certains, parmi mes collègues, quittent même Alger sans avoir très bien compris ce pays, ni les ressorts de la politique intérieure, ni la complexité de la relation avec la France ».
Nommé une deuxième fois à Alger, après une première ambassade, Xavier Driencourt avait, dit-il, une « longueur d’avance par rapport à d’autres ambassadeurs, que les quatre années déjà passées à Alger m’avaient donné quelques « clés » pour comprendre, déchiffrer ce que les Algériens appellent le « système », décrypter l'« opacité » de ce « système ».
Le « système » ? « Ce n'est ni une structure, ni une organisation, c'est plutôt un mode de fonctionnement du pouvoir, un pouvoir volontiers qualifié, y compris par les officiels algériens, d'"opaque" ». L’ancien Premier ministre, Sellal, aujourd’hui en prison, s’en était vanté : « Ce qui fait notre force, c'est l'opacité de notre système ».
Les « fondamentaux » de ce « système » sont les mêmes depuis 1962 : « opacité, nationalisme sourcilleux, place prépondérante de l'armée, un certain affairisme, surtout un discours antifrançais qui légitime le régime ». Discours antifrançais auquel s’ajoute depuis quelques années un autre discours, antimarocain celui-là, hargneux et virulent.
Le « système » algérien résulte d’une alliance, ou d’un pacte de non-agression, fondés sur un équilibre qui évolue au gré des rapports de force, le tout dans le secret absolu et le mystère total. De la même manière qu’il existait des « kréminologues » qui s’efforçaient de décrypter les images de la télévision soviétique et les articles de la Pravda pour essayer de déterminer le ou les hommes forts du moment à Moscou, des « algérianologues » scrutent les dépêches de l’agence algérienne APS et les journaux télévisés de l’ENTV.
Comme au temps de Béria, des hauts responsables sont déchus sans explication et tombent dans l’oubli, lorsqu’ils ne sont pas purement et simplement éliminés. Driencourt raconte : « L’année se termina par l’intronisation du nouveau Président [Tebboune]. Il y eut ce jour-là une succession de discours, la prestation de serment d’Abdelmadjid Tebboune suivie d’une remise de décoration au « sauveur » de l’Algérie, le général Gaïd Salah. C’était le triomphe de ce dernier, reconnu, félicité, entouré par tous, le triomphe de l’armée algérienne. Cette cérémonie, mi-civile, mi-militaire, était l’illustration vivante de la relation complexe entre le FLN, l’armée et un monde civil qui voulait gouverner le pays. Deux jours plus tard, le vice-ministre de la Défense, chef d’état-major, fut retrouvé mort chez lui à la suite d’un arrêt cardiaque. Des obsèques grandioses furent organisées. »
En Algérie, et l’ambassadeur Driencourt le confirme, il ne faut pas se fier aux apparences. Il y a le décor et il y a les coulisses. L’apparence, c’est un régime présidentiel, « plus ou moins calqué… sur le modèle occidental et notamment français. » C’est un décor en trompe-l’œil et le pouvoir est ailleurs. L’armée et le « fameux DRS » veillent. Un ancien Premier ministre a confié à l’ambassadeur qu’il était « littéralement tenu et encadré par un représentant du service de sécurité qui donnait son avis et ses recommandations sur toutes les nominations prévues ». L’armée, présente « derrière le rideau » depuis 1962, a choisi, en 2019, « de passer sur le devant de la scène ». La couverture médiatique des activités du chef d’Etat-major est systématique. Le moindre déplacement, la moindre réunion sont longuement montrés à la télévision, soit après soir. Imitant son prédécesseur, le général Chengriha fait sans arrêt la tournée des régions militaires et apparait sur le petit écran faisant un exposé devant des officiers qui prennent des notes.
Face à l’oppression du « système », les Algériens, surtout les jeunes, se disent « prisonniers » dans leur pays. « A l’ouest, la frontière avec le Maroc est fermée depuis 1994 ; au sud, Mali et Niger [sont] en guerre ; à l'Est, la Libye, un champ de ruines ; au nord il [est] difficile d'obtenir un visa pour la France. Il ne [reste] que la Tunisie où aller et on n'y [trouve] que des Algériens… »
En Algérie « la question des visas occupe une place plus forte qu'ailleurs : ce n'est pas une affaire consulaire, c'est un dossier politique ».
Driencourt rapporte que ses interlocuteurs, après seulement quelques minutes de conversation, lui demandaient comment obtenir un visa ou un titre de séjour. « Il n’y avait aucune gêne dans leur demande, une véritable obsession, alors que pendant mon premier mandat, ils attendaient plus longtemps et m’accordaient un délai avant de présenter leur requête ». L’ambassadeur pointe du doigt la contradiction dans laquelle se débattent certains Algériens. « Il est courant de critiquer la France le jour, mais, le soir venu, d'envoyer à tel ou tel de l'ambassade, consul général, ambassadeur ou conseiller culturel, à partir, bien souvent, d'une adresse courriel « yahoo.fr » censée être moins visible, une demande discrète pour un visa (de circulation variable trois ans si possible), un visa pour les études en France du gamin, un visa pour des soins requis par les vieux parents (qui souffrent généralement d'une pathologie incurable en Algérie), etc. Mais tout cela doit rester discret, et il est évidemment préférable que les visas soient délivrés au consulat, par un rendez-vous sur-mesure dans un bureau à l'écart des autres, plutôt qu'avec le commun des mortels chez le prestataire qualifié, VFS ou TLS. »
Le gouvernement algérien a décrété que l'université devait désormais n'utiliser que l'anglais pour communiquer avec les enseignants et qu'à l'avenir les thèses universitaires soient rédigées en anglais. Des ministres « venaient pourtant, en catimini, ou par le biais d'intermédiaires demander un visa pour la France ou une place au lycée français d'Alger ! ».
Le visa semble être une obsession algérienne, un « projet de vie ». Les Algériens n’ont, semble-t-il, que trois dérivatifs : l’islam, le football et le visa, - de préférence en France. C’est dire le mal-être. Comment peut-il en être autrement pour un jeune sans perspectives qui, de surcroit, vit à « Biskra, Batna, Constantine, Béchar, etc. ; villes d'une tristesse infinie ».
Le Maroc, une obsession algérienne
L’autre obsession, mais cette fois des dirigeants algériens, est le Maroc.
Bouteflika regrettait dans un entretien avec l’ambassadeur « qu’entre le Maroc et l’Algérie la France eût, ces dernières années, toujours pris position en faveur du Maroc, qui pourtant n’avait été qu’un simple protectorat, alors que l’Algérie avait été, cent trente-deux années durant, un département français. »
Bouteflika disait : « Nous sommes plus proches de la France que les Marocains, car l'Algérie, c'était la France, ce n'était pas une colonie ; nous devons être mieux traités que les Marocains ».
Voilà que, dans la bouche du président algérien, la (longue) période de colonisation devenait un argument pour réclamer à l’ancien colonisateur un traitement privilégié.
Driencourt observe qu’en France des campagnes de publicité sont organisées par le tourisme du Maroc ou d’autres pays, mais il n’y a jamais de publicité pour la destination Algérie. Les Français sont soumis à l’obligation de visa et obtenir un visa pour l’Algérie est un parcours du combattant. Simple mesure de réciprocité car non seulement les étrangers ne se bousculent pas pour visiter le pays, mais, comme le fait remarquer l’ambassadeur, à juste titre, « l'immigration irrégulière de Français en Algérie est nulle à ma connaissance » (sic).
La schizophrénie qui se manifeste au sujet de l’utilisation du français porte aussi sur les soins médicaux. La France est certes qualifiée d'ennemi historique ou éternel, mais ses hôpitaux sont recherchés.
Avec cet « ennemi » bien-aimé, les sujets de désaccord sont nombreux et la France fait tout pour éviter de donner le sentiment d'intervenir dans les affaires intérieures de l’Algérie. E. Macron a cependant « clairement réhabilité le hirak lorsqu'il a parlé d'un « système fragilisé par le hIrak » aux jeunes qu'il recevait à l'Élysée » en septembre 2021. L’accueil des « Harkis » en France est un sujet de discorde. En réponse à une remarque du président Bouteflika, E. Macron a dit : « Il n’est pas possible de parler de collaborateurs à propos des harkis, soixante ans après la guerre, il faut un travail de deuil et de mémoire ; le temps a passé ». Le « système » peine à oublier ou fait semblant. La « rente mémorielle » est un filon inépuisable et le « système » n’est pas près de s’en priver. C’est pourquoi, les propos du président français ont été une pilule amère, mais qui a néanmoins été avalée.
Avec l’autre « éternel » bouc-émissaire, le Maroc, les autorités algériennes ne prennent pas de gants.
En réalité, et Xavier Driencourt parle en connaissance de cause, : « la relation avec eux [les Algériens] est une épreuve permanente, seul compte le rapport de force ».
___________________________
L'énigme algérienne, Chroniques d'une ambassade à Alger, Xavier Driencourt
Ed de l'Observatoire, 2022