mercredi 10 juin 2020

La nationalité marocaine peut-elle se perdre ?


Nationalité marocaine et citoyenneté multiple

Théoriquement, la nationalité marocaine peut se perdre. La loi (Dahir du 6 septembre 1958 portant code de la nationalité, BO n° 2394, 12 Septembre, 1958, pp. 1492-1496) prévoit la perte par renonciation et la déchéance.
La perte-déchéance est une sanction. Elle ne concerne que les Marocains naturalisés.
La perte-renonciation, qui nous intéresse dans cette réflexion, est quant à elle volontaire.
Elle se manifeste dans cinq cas : Acquisition volontaire d’une nationalité étrangère, double nationalité, renonciation des enfants âgés de 16 ans au moins lors de la naturalisation de leur auteur, cas de la femme marocaine qui épouse un étranger, emploi dans un service public étranger.
1)      Acquisition volontaire d’une nationalité étrangère
Ce cas concerne les Marocains d’origine. Plusieurs conditions doivent être réunies :
a) Il faut que l’acquisition de la nationalité étrangère ait lieu à l’étranger ; 
b) L’acquisition de la nationalité étrangère ne doit pas être imposée, mais résulter d’un acte volontaire ;
c) Il faut que le Marocain naturalisé soit majeur (âgé de 21 ans au moins) ;
e) L’intéressé doit exprimer sa volonté de renoncer à la nationalité marocaine et demander l’autorisation au ministère de la justice ;
f) Il doit être autorisé par décret à renoncer à la nationalité marocaine
La perte de la nationalité étend ses effets aux enfants mineurs, non mariés, de l’intéressé qui demeurent avec lui.

2)      Double nationalité
Peut perdre sa nationalité marocaine la personne qui a une nationalité étrangère d’origine.  La nationalité étrangère ne doit pas être acquise, mais résulter du lien jure sanguinis ou jure soli, par voie paternelle ou maternelle. Il peut s’agir d’un Marocain d'origine ou naturalisé.
L’intéressé doit souscrire un acte de renonciation et être autorisé par décret à renoncer à la nationalité marocaine.  
La perte de la nationalité étend ses effets aux enfants mineurs, non mariés, de l’intéressé qui demeurent avec lui.

3)      Cas de la femme marocaine qui épouse un étranger
La femme marocaine, qui épouse valablement un étranger et qui, de ce fait, peut obtenir la nationalité de ce dernier, peut perdre sa nationalité d’origine aux conditions suivantes:
a)      La femme doit, avant son mariage, souscrire une déclaration de renonciation adressée au ministre de la justice ;
b)      Elle doit avoir été autorisée par décret à renoncer à sa nationalité marocaine ;
La perte de la nationalité prend effet à compter de la conclusion du mariage.
N’est pas prévu le cas de l’homme marocain obtenant une autre nationalité du fait de son mariage avec une étrangère.

4)      Emploi dans un service public étranger
Le Marocain, même d’origine, peut perdre sa nationalité
      -          s’il occupe un emploi dans un service public d’un Etat étranger ou dans une armée étrangère. 
      -          s’il ne donne pas suite, dans un délai de six mois, à un ordre du gouvernement marocain lui enjoignant de résigner l’emploi.


La perte de la nationalité marocaine de l’intéressé fait l’objet d’un décret.
La perte s’étend aux enfants mineurs non mariés de l’intéressé, qui demeurent collectivement avec lui, si le décret le prévoit expressément, donc, pour eux, pas de perte de plein droit par communication.

5)      Renonciation des enfants mineurs
La naturalisation marocaine ne s’étend pas de plein droit aux enfants. L'acte de naturalisation peut cependant accorder la nationalité marocaine aux enfants mineurs non mariés de l’étranger naturalisé.
Les enfants mineurs, âgés de 16 ans au moins au moment de la naturalisation de leur père, ont la faculté de renoncer à la nationalité marocaine.
Ils doivent, pour ce faire, renoncer à la nationalité marocaine entre leur 18è et 21è année. Aucune autorisation n’est nécessaire.
***
Avant 1958, il n’y avait pas de loi sur la nationalité.
A la conférence de Madrid de 1880, la question de la nationalité marocaine et de  la naturalisation des Marocains fut l’objet de débats intenses. Le souci principal du Makhzen était de mettre fin aux comportements abusifs de certains naturalisés/ protégés qui, de retour au Maroc, sûrs de l’impunité, défiaient ouvertement l’autorité.

Le gouvernement ne voulait pas soumettre la naturalisation des Marocains à son autorisation préalable, mais  seulement que le Marocain revenu au Maroc se soumette à la juridiction locale.
Le délégué du Maroc à la conférence, Mohamed Bargach, Naïb es-Soltane, justifiait en ces termes la demande marocaine :
« Il ne faut point oublier combien diffèrent des citoyens européens ou américains les sujets marocains. Le caractère et l'éducation de ces derniers font qu'à l'abri des privilèges accordés par le Maroc aux étrangers, ils abusent de leurs droits pour susciter des difficultés et donner occasion à des troubles sérieux souvent et toujours nuisibles au prestige des Autorités nationales. Que si l'on ne portait remède à cette situation par l'adoption de mesures qui rendraient à la naturalisation son véritable caractère, -car il est évident qu'aucune Nation ne l'accorde dans l'esprit de créer une difficulté au Gouvernement d'une Puissance amie,- le Maroc, délivré des protégés irréguliers grâce aux dispositions arrêtées par la Conférence, se verrait bientôt envahi par des Marocains naturalisés, et le mal n'aurait disparu que pour prendre une forme plus menaçante encore pour la paix de l'Empire.»
Aussi Bargach proposait-il à la conférence l’article suivant : « Tout sujet marocain naturalisé à l'étranger qui reviendra au Maroc, devra, après un temps de séjour égal à celui qui lui aura été régulièrement nécessaire pour obtenir la naturalisation, opter entre la renonciation à cette naturalisation et l'obligation pour lui, et pour sa famille, de quitter le Maroc. Dans ce dernier cas, le retour au Maroc ne lui sera plus permis, pas plus qu'à sa famille, à moins de soumission entière à l'autorité du Sultan et aux lois du pays. […] Il est entendu que si, pendant son séjour au Maroc, le Marocain naturalisé ou un membre de sa famille venait à intervenir, directement ou indirectement, dans les affaires du pays, à provoquer des troubles, à commettre une action contraire aux lois, ou à manquer au respect dû aux autorités locales, celles-ci s'en plaindront au Consul qui, dès lors et sans attendre l'expiration du délai stipulé, expulsera immédiatement les délinquants du territoire marocain.»
Pour finir, Bargach déclara que le consentement que le sultan pourrait donner à la naturalisation d'un de ses sujets ne le sera que sous forme de firman (dahir) chérifien.
La conférence, sans tenir compte de toutes les demandes marocaines, adopta l'article 15:
«Tout sujet marocain naturalisé à l'étranger, qui reviendra au Maroc, devra, après un temps de séjour égal à celui qui lui aura été régulièrement nécessaire pour obtenir la naturalisation, opter entre sa soumission entière aux lois de l'Empire et l'obligation de quitter le Maroc, à moins qu’il ne soit constaté que la naturalisation étrangère a été obtenue avec l'assentiment du Gouvernement marocain.

« La naturalisation étrangère acquise jusqu'à ce jour par des sujets marocains suivant les règles établies par les lois de chaque pays, leur est maintenue, pour tous ses effets, sans restriction aucune.»
Le dahir de 1958 n’a pas interdit la naturalisation étrangère, mais             ·        
  • Cette naturalisation n’est pas un motif de perte automatique de la nationalité marocaine et
  • La naturalisation ne produit aucun effet juridique au Maroc à moins d’avoir été autorisée par décret publié au Bulletin officiel. A défaut, le Marocain bi- ou multinational reste, aux yeux de la loi marocaine, un ressortissant marocain.
La loi n’exige pas, comme en 1880, des Marocains naturalisés de répudier leur nationalité étrangère s’ils reviennent au Maroc pour y fixer leur résidence. Cependant, si la possibilité de renoncer à la nationalité marocaine existe en théorie, l’administration répugne à autoriser un tel acte. Dans la pratique, un principe non écrit fait obstacle à l’application de la loi. Le seul cas connu où l’autorisation gouvernementale de renonciation à la nationalité marocaine a été accordée concerne un Marocain né au Venezuela (Décret du 13 juillet 1961, publié au Bulletin officiel du 4 août 1961, p.1104). Depuis lors, le ministère de la Justice a fait marche arrière et ne répond plus aux demandes qui lui parviennent.
Sauf meilleure information, aucun parmi les Marocains tombant dans les cas prévus par la loi n’a été autorisé à renoncer à sa nationalité d’origine (Marocain majeur qui a acquis volontairement à l'étranger une nationalité étrangère ; Marocain, même mineur, ayant une nationalité étrangère d'origine ; Marocain qui remplit une mission ou occupe un emploi dans un service public d'un Etat étranger ou dans une armée étrangère).
Chaque année, de nombreux Marocains obtiennent une nationalité étrangère. En 2018, ils ont été, à en croire l’institut Eurostat, en tête des étrangers hors Union européenne ayant acquis une nationalité européenne: 67 156 naturalisations (10% du total), dont 25 315 en Espagne.
La majorité des Marocains qui demandent une nationalité étrangère le font pour s’affranchir du statut d’émigré et s’assurer pour eux-mêmes et leur famille une sécurité juridique et des bénéfices sociaux. 
Les administrations étrangères, compréhensives, n’exigent plus la preuve de la perte de la nationalité marocaine, une copie de la demande de renonciation leur suffit.
La renonciation à la nationalité marocaine s’analyse comme une rupture du lien personnel qui lie chaque Marocain à son Souverain, selon le principe de l’allégeance perpétuelle. Ce principe est en contradiction avec la Déclaration universelle des droits de l’Homme (10 décembre 1948) dont l’article 15 dispose que « Nul ne peut être arbitrairement privé … du droit de changer de nationalité ».
Auparavant, la convention de La Haye (12 avril 1930), à laquelle le Maroc n’a pas adhéré, avait énoncé que
  •  Il appartient à chaque État de déterminer par sa législation quels sont ses nationaux (Article 1).
  • Un État ne peut exercer sa protection diplomatique au profit d'un de ses nationaux à l'encontre d'un État dont celui-ci est aussi le national (Article 4).
  • Tout individu possédant deux nationalités acquises sans manifestation de volonté de sa part pourra renoncer à l'une d'elles, avec l'autorisation de l'État à la nationalité duquel il entend renoncer (Article 6). C’est le cas des enfants nés à l’étranger de parents d’origine marocaine.
Cette autorisation, précise la convention, ne sera pas refusée à l'individu qui a sa résidence habituelle et principale à l'étranger.
La possession de deux ou plusieurs nationalités pose de nombreux problèmes. Un multinational est soumis aux lois des pays dont il possède la nationalité. Cette allégeance multiple peut être source de conflits de lois.
Arrêt Nottebohm
Dans l’arrêt Nottebohm (6 avril 1955), la Cour internationale de justice a fait du principe de l’effectivité un critère essentiel de la nationalité.
Quelle est la nationalité effective d’une personne qui a sa résidence principale et permanente dans un pays dont elle a acquis volontairement la nationalité, où elle exerce une activité dont elle tire ses ressources et où elle a éventuellement fondé une famille ?   
Longtemps, les pouvoirs publics ont semblé considérer l’émigration marocaine comme un phénomène temporaire devant prendre fin par un retour inéluctable à la mère patrie. Nos compatriotes sont tout juste des « résidents à l’étranger », même si, entretemps, ils ont demandé et obtenu une nationalité étrangère. A l’aéroport, on leur demande la Carte d’identité marocaine. Certains binationaux considèrent qu’ils bénéficient de moins de droits que leurs compatriotes de souche, ou, en tout cas, ne sont pas traités de la même manière. La presse européenne parle de « discrimination » et de « citoyens de seconde zone », comme on l’a vu à l’occasion du rapatriement des binationaux qui sont restés confinés au Maroc à cause de la pandémie Covid 19. L’Etat marocain refuse toute protection diplomatique étrangère au profit d'un Marocain binational se trouvant sur le sol marocain.
La protection a fait des ravages au Maroc et a durablement marqué les esprits. Cependant, cette pratique relève d’une ère révolue et ceux parmi les binationaux qui ne respectent pas la loi au Maroc sont désormais jugés par les tribunaux marocains. Le temps est venu de lancer une réflexion sur une réforme de la législation dans un sens moins restrictif, afin de préserver au mieux les intérêts des « binationaux » ou « multinationaux », qui se voient empêtrés dans une double contradiction :
·              - La double nationalité n’est pas interdite, mais la nationalité étrangère ne produit aucun effet juridique au Maroc ;
·               - La perte de la nationalité marocaine est possible, mais elle n’est pas autorisée.

Ne serait-il pas plus judicieux et plus utile de chercher les voies et moyens permettant d’établir une nouvelle relation avec la diaspora, en vue de bénéficier de cette diversité qui fait la richesse de la société marocaine.
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Références
  • Paul Decroux, Droit privé, tome 2, Droit international privé, Editions La Porte, Rabat, 1963.
  • Delphine Perrin, Identité et transmission du lien national au Maghreb : étude comparée des codes de la nationalité.
  • Convention de Madrid sur la protection au Maroc, 1880.

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