L’arabisation
entre les vœux et la réalité
« Nous posons
cette question : est-ce que l'enseignement que reçoivent nos enfants
aujourd'hui dans les écoles publiques est capable de garantir leur avenir ?
« Ici, il faut faire
preuve de sérieux et de réalisme, et s'adresser aux Marocains en toute
franchise en leur demandant : pourquoi sont-ils si nombreux à inscrire leurs
enfants dans les établissements des missions étrangères et les écoles privées,
malgré leurs coûts exorbitants ?
« La réponse est
claire: c'est parce qu'ils cherchent un enseignement ouvert et de qualité,
fondé sur l'esprit critique et l'apprentissage des langues, un enseignement
qui permette à leurs enfants d'accéder au marché du travail et de s'insérer dans
la vie active.
« Or,
contrairement à ce que prétendent certains, l'ouverture sur les langues et les
autres cultures, ne portera aucunement atteinte à l'identité nationale.
« Partant de là,
la réforme de l'enseignement doit viser au premier chef à permettre à
l'apprenant d'acquérir les connaissances et les habiletés et de maîtriser les
langues nationales et étrangères, notamment dans les filières scientifiques
et techniques qui ouvrent les portes de l'insertion sociale ».
Discours du
Trône, 2015
Ils
ont été traités de « Gens des Cavernes » ou de
« dinosaures ». La presse croit savoir qu’ils étaient au nombre de
23, mais seuls les noms de quelques-uns ont filtré, et ils étaient
représentatifs de plusieurs courants de pensée. Le 7 août dernier, ces
« acteurs de la société civile, personnalités nationales et politiques et
experts » divers, comme ils se présentent, ont exprimé leur opposition à
la « francisation de l’enseignement». Dans leur communiqué, ils visent tout
particulièrement les articles 2 et 31 de la loi-cadre n° 51.17 relative au système de
l'éducation, de l'enseignement, de la formation et de la recherche scientifique.
Ils annoncent leur « engagement et leur détermination à faire face à
toutes les tentatives de francisation ». Depuis lors, ils se sont faits
étrangement discrets, mais les réactions à leur initiative ne se sont pas fait
attendre.
Article 5 de la
constitution
L'arabe demeure la langue officielle de l'État.
L'Etat œuvre à la protection et au développement de la
langue arabe, ainsi qu'à la promotion de son utilisation.
De même, l'amazigh constitue une langue officielle de
l'État, en tant que patrimoine commun à tous les Marocains sans exception.
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Article 2 de la loi-cadre n°
51.17
Alternance linguistique: Une approche pédagogique et une
option éducative progressive qui investit dans une éducation multilingue.
Elle vise à diversifier les langues d'enseignement aux côtés des deux langues
officielles de l'État, et ce en enseignant certaines matières, notamment
scientifiques et techniques, ou des contenus ou des fragments de
certaines matières dans une ou plusieurs langues étrangères.
Article 31
- Mise en œuvre du principe d’alternance linguistique dans
l'enseignement tel que stipulé à l'article 2 ci-dessus.
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Quels
sont les arguments respectifs des « défenseurs de l’arabe » et des
« partisans de la francisation»?
Les arguments du « front pour l’arabisation »
- Les articles 2 et 31 violent la constitution et menacent les « constantes de la nation marocaine ainsi que son identité et son existence à travers l'histoire ».
- Il s’agit d’un « dangereux recul qui menace l'entité nationale, affecte ses valeurs communes et l'avenir de ses générations et détruit le rayonnement culturel du Maroc ».
- Il y a une volonté de « franciser l’enseignement marocain » et même d’introduire une francisation « dans plusieurs aspects de la vie publique » au Maroc.
- L’enseignement en français a échoué.
- L’arabe est l’une des six langues officielles de l’Organisation des Nations Unies et se classe au quatrième rang mondial.
- L’arabe est la langue du Coran.
- L’arabe a été pendant des siècles la langue de la politique, des sciences, des mathématiques et de la littérature.
- L’arabe classique moderne n’est pas la raison de l’échec du système éducatif.
Parmi
les signataires, certains n’hésitent pas à fustiger un « lobby
francophone ».
L’ancien
chef du gouvernement Abdelilah Benkirane, le plus médiatisé et le plus virulent
des signataires du communiqué du 7 août, reproche à son parti de n’avoir pas eu
le cran de s’opposer à la loi 51.17, qu’il qualifie d’« orientation de
l’Etat ». Pour lui, le texte est une « catastrophe »
pour l’enseignement au Maroc et « va à l’encontre des intérêts du
peuple marocain ». Benkirane estime que le « remplacement de
la langue arabe dans l’enseignement des matières scientifiques par la langue
française » est une question « liée à notre identité marocaine
». A l’adresse d’El Otmani, son successeur et camarade de parti, il qualifie le
vote de la loi de « première erreur gravissime » du PJD depuis
2011.
Les arguments des partisans de la francisation des matières
scientifiques
- L’enseignement des sciences en arabe de manière partielle, sans que la mesure soit étendue à l’ensemble de la scolarité jusqu’à l'université, a été un échec.
- L’arabisation de l’éducation en général a été un échec.
- L’arabisation a été responsable du « nivellement par le bas » dont souffre l’éducation publique.
- Les étudiants arabisés ont été privés de la voie de la recherche scientifique dans le monde.
- L’arabe n’a pas suivi le rythme de l’évolution scientifique. Il n’est pas adapté pour la recherche scientifique car il souffre de pauvreté aux niveaux lexical et terminologique.
- C’est une langue figée et sanctifiée. Elle sert surtout dans le domaine religieux et la diffusion d'idées anciennes.
- La langue française n’est pas seulement la langue du colonisateur. C’est la langue de plus de trente pays.
- Le marché du travail étant ce qu’il est, le français permet d’assurer l’intégration immédiate des étudiants.
- Le français n’est certes pas la première langue de la recherche scientifique aujourd’hui, mais il est de loin mieux classé que l’arabe et les ouvrages écrits en anglais sont rapidement traduits en français alors que la traduction en arabe peut tarder plusieurs années.
· Parmi les
défenseurs acharnés de la langue arabe, quelques-uns sont les premiers à
inscrire leurs enfants dans les écoles étrangères, notamment françaises[1].
Le
gouvernement, quant à lui, par la voix de son chef, répond que « la
plupart de ceux qui critiquent le texte ne l’ont tout simplement pas lu » ou
se sont basés sur des informations inexactes. Les ministres, à
une ou deux exceptions près, sont restés inaudibles. On aurait voulu entendre
les bilingues parmi eux, en particulier ceux qui ont fréquenté les écoles et
les universités étrangères.
Les
thèses des deux clans gagneraient cependant à être nuancées :
- L’arabisation en elle-même n’a pas été la seule cause de la crise de l’enseignement : Les problèmes du système éducatif sont nombreux : Absence d’écoles dans plusieurs localités, délabrement des bâtiments et des équipements, classes surchargées, contenu des programmes scolaires, méthodes pédagogiques inadaptées, formation insuffisante des enseignants, rémunération non motivante. La politique de l’enseignement a souffert des hésitations et de l'improvisation, ainsi que de l’absence d’une vision à long terme. L’arabisation partielle a été une grande erreur.
- La prétendue « francisation » n’a pas porté atteinte à l’identité marocaine : On n’est pas moins marocain parce qu’on a étudié en français – ou dans toute autre langue étrangère. Le raccourci est simpliste, comme l’est la référence au caractère prétendument sacré de la langue arabe. Pour convoquer l’histoire, plusieurs nationalistes ont été formés à l’école française, ce qui ne les a pas empêchés de défendre les valeurs de leur pays. Jusqu’à il y a peu, les « élites » étaient bilingues et personne n’y a jamais trouvé à redire. Les « hauts commis de l’Etat » maîtrisaient aussi bien l’arabe que le français et n’avaient aucun complexe à ce niveau. Un petit nombre a certes été formé dans les écoles françaises, mais la majorité a fréquenté l’école publique.
Un texte
controversé
A propos de la loi-cadre n°51.17,
le ministre de l’Education nationale, a déclaré que le texte « permettra
à notre pays de se doter d’un texte référence contraignant pour tous,
garantira la durabilité de la réforme du système éducation-formation ainsi
que les conditions d’un nouvel essor de l’école marocaine ».
Remplacer l’arabe par le français pour l’enseignement de
quelques matières suffira-t-il à résoudre le problème de l’enseignement
au Maroc ? Ce problème se réduit-il à la question de la langue
d’enseignement ?
Certains estiment qu’on a simplement introduit une
« réformette » au lieu de débattre des raisons profondes de la
crise de l’enseignement au Maroc. Le député FGD Omar Balafrej pointe du doigt
le soutien accru à l’école privée, et la réduction du budget de
l’enseignement (30% du budget général de l’Etat en 2000, 25% seulement
aujourd’hui). La Fédération internationale des syndicats de
l'éducation (CISL) estime que la loi-cadre « menace le droit du peuple
marocain à une éducation publique libre, unifiée et de qualité ». Elle
met en garde contre la privatisation de l'éducation et la menace contre la
gratuité de l’enseignement.
A ce niveau, la question est de savoir qui enseignera les
matières scientifiques et techniques en français. Les professeurs actuels
sont arabisés et n’ont pas les compétences requises. Les mêmes causes
produisant les mêmes effets, ne s’achemine-t-on pas vers un autre
ratage ?
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Feu le roi Hassan II était,
comme on le sait, bilingue parfait. Voici ce qu’il a dit au sujet de
l’enseignement:
Arabisation
Il existe [au sein de la commission nationale chargée de l'enseignement] un courant, sinon prédominant, du moins fortement représenté, qui est favorable à l'arabisation à outrance dès l'enseignement primaire.[...] Eu égard à ma mission de protecteur des libertés individuelles et collectives, Je m'opposerai à cette arabisation systématique. Je considère cette conception comme attentatoire à la liberté et à la dignité du Marocain, à son aptitude à la compétitivité et à la réalisation de performances dans les domaines scientifiques. [...] Je demande donc à la Commission de revoir sa copie. Je lui demande de revoir également les références que font certains de ses membres aux idées des années 60. Je demande à ces mêmes membres de ne pas condamner le Maroc à perpétuité en voulant instituer l'arabisation à outrance. Discours de la Fête de la jeunesse, 8 juillet 1995
Ecoles étrangères
Je connais plusieurs personnes d'un rang social et
politique élevé, dont les enfants fréquentent les écoles de la Mission. Nous
devons donner l'exemple. Mes enfants, quant à moi, ne fréquenteront pas les
écoles de la Mission.
Lancement de l’opération «
Ecole coranique », 9 octobre 1968
Hassan II a
dit, Ali
Achour (Rabat, 2015)
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Depuis
une vingtaine d’années, on a assisté à un changement social avec en corollaire
un changement de la langue usuelle. Les nouvelles élites
politico-administratives sont en majorité d’extraction modeste et ont été
formées dans les écoles publiques arabisées. Les nouveaux cadres ont en
majorité fait leurs études supérieures au Maroc. Leur maîtrise du français est
médiocre, contrairement aux dirigeants et cadres supérieurs des entreprises
publiques et du privé, qui, eux, ont fréquenté les écoles étrangères, en
particulier françaises, et ont poursuivi leurs études en Europe ou en Amérique
du Nord. « Alors que la plupart des
Marocains parlent Darija (ou arabe marocain), le français est la langue des
affaires, du gouvernement et des études supérieures »,
écrivait The Economist (17 août 2019). On nuancera néanmoins en
précisant que le français a fortement reculé et est de moins en moins la langue
de l’administration et du gouvernement.
Arabophones
d’un côté, francophones de l’autre. Deux systèmes d’éducation différents, deux
visions, deux mentalités, deux modes de pensée, deux mondes.
Les
« arabisés », longtemps marginalisés, voire méprisés ou même raillés,
confinés dans certains emplois ou dans certaines administrations, ont
aujourd’hui le vent en poupe. Ils occupent des postes stratégiques, ils ont
enfin le pouvoir et ils entendent le garder. Mieux, ils veulent imposer leur
façon de penser.
D’un
côté, il y a ceux qui ont comme références les Lumières, Voltaire, Montesquieu,
Rousseau, Victor Hugo, Goya, Monet, Marx, Einstein, etc. De l’autre...
En
1985, le grand penseur socialiste Mohamed Abed al-Jabri écrivait sans
complexe : « L’opération globale
d'arabisation devrait viser non seulement à éliminer la langue française en
tant que langue de civilisation, de culture et d’échange, mais également – et
ceci est d’une importance primordiale- à œuvrer en vue d’éliminer les
dialectes locaux, qu’il s’agisse des berbères ou de l’«arabe dialectal ».
Ceci ne sera possible qu’avec la concentration et la généralisation de
l’enseignement au maximum dans les régions montagneuses et rurales, et
l’interdiction de l’utilisation de toute langue et de tout dialecte à l’école,
à la radio et à la télévision autres que l’arabe classique »[2].
Al-Jabri
n’a pas précisé s’il entendait interdire l’amazigh et la darija à la maison et
dans la rue…
Ceux
qui prônent l’arabisation à outrance affirment parfois, et avec raison,
qu’il n’y a pas de développement sans langue nationale. Et de citer pêle-mêle
le Japon, la Corée, l’Allemagne, la Finlande, etc. Mais ils ne citent aucun
pays arabe. C’est le cœur du problème. L’arabe
ou l’amazigh peuvent-ils conduire le pays vers le développement et l’innovation
? Les Arabes du Moyen-Orient n’ont pas été capables de moderniser leur langue
ni la valoriser[3].
Ils sont obligés de recourir à l’anglais. Ils envient les Maghrébins pour leur
maîtrise du français. Et de l’espagnol. Et de l’anglais. Ils truffent quant à
eux leur « arabe pur » de mots en anglais. La langue arabe n’a pas
été enrichie et mise à jour de façon à pouvoir s’adapter aux techniques modernes.
Elle manque cruellement de dictionnaires techniques et d’équivalents en
concepts nouveaux ou termes scientifiques. Il n’y a pas de recherche
scientifique en arabe, aucune invention, aucun prix.
Alors,
quel modèle pour le Maroc ? L’Orient ou l’Occident ? Vents d’est ou vents
d’ouest…
En
attendant, il y a fort à craindre que l’appel d’air ne se poursuive et que les
parents qui le peuvent privilégieront les écoles privées ou les écoles
étrangères, voire les écoles à l’étranger. Une école privée en France accueille
des élèves d’une cinquantaine de pays, parmi lesquels des enfants de chefs
d’Etat africains, des Tunisiens jusqu’à il y a peu, et depuis quelque temps
« pas mal de demandes de l’Algérie en raison de l’arabisation du système
éducatif du pays. » (Le Monde, 15.08.2019).
[1] J’ai encore en
mémoire ce ministre membre d’un parti défenseur de l’arabisation, qui
s’exprimait tout naturellement en français dans les réunions restreintes, ne
faisant l’effort d’utiliser l’arabe que lors des événements officiels.
[3] Il existe au
Maroc un « Institut d'études et de recherches pour l'arabisation »
qui, selon son site web « a été créé dans le but de servir la langue
arabe, de moderniser ses outils, de faire de l’arabe une langue apte pour
l’enseignement moderne et pour l’expression des dernières évolutions dans le
domaine scientifique et technologique en particulier ». http://iera.um5.ac.ma/fr/page/fonction-de-l%E2%80%99iera
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