vendredi 28 avril 2023

Un fléau

 

« On peut diviser en deux classes les gens réduits à solliciter les bienfaits des riches : les pauvres valides et les pauvres invalides. Donnez du travail aux uns et du soulagement aux autres, il n'y aura plus de mendiants. Hors de ces deux classes, tout homme qui mendierait, serait nécessairement un fainéant ou un vagabond, et alors, pour la même raison que l'humanité réclame en faveur des premiers, la justice doit s'élever contre les autres ».

Mémoire sur la mendicité, M. Bannefroy, Paris, 1791.

Un message appelant au « boycott » des mendiants professionnels circule sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas la première fois – et ce ne sera sûrement pas la dernière.

Le phénomène de la mendicité ne cesse de prendre de l’ampleur. Les mendiants sont partout : dans la rue, dans les souks, les moussems, les stations d’autocars et de bus, à l’entrée des supermarchés, des saints, des mosquées, des cimetières, aux feux de circulation, etc. Sur l’avenue Mohammed V à Rabat, on peut compter une dizaine de « malvoyants ». Nationaux ou étrangers, hommes ou femmes, jeunes ou moins jeunes, aveugles ou borgnes, cul-de-jatte ou manchots, avec ou sans bébé, parfois correctement habillés et avec un téléphone portable dans la poche, ils (elles) demandent l’aumône. Individuellement ou en groupes, chacun a sa technique : qui psalmodie le Coran, qui récite une prière, qui joue d’un instrument, qui chante, qui se contente de répéter à l’infini un mot ou une expression, qui ne dit rien. Certains exhibent un moignon ou une blessure hideuse, voire un visage défiguré. D’autres étalent des ordonnances et des boites de médicaments. Quelques-uns pratiquent une mendicité déguisée en vendant des articles dont en général personne ne veut. Il s’en trouve même qui n’hésitent pas à sonner aux portes, avec insistance, pour demander la charité. Dernière trouvaille: des inconnus vous appellent sur votre téléphone portable pour solliciter une aide « après avoir appris que vous êtes une personne qui fait du bien» ! Sans compter ceux qui s’affublent d’un gilet jaune et font semblant de garder les voitures. 

La mendicité rapporte, à en juger par la multiplication des quémandeurs. L’avertissement selon lequel « En donnant l’aumône, vous encouragez la mendicité » ne semble pas avoir de prise, les gens donnent. Soit par compassion, soit pour s’acquitter d’un devoir religieux ou simplement pour avoir bonne conscience. Les histoires de « faux mendiants » ayant accumulé des fortunes, rapportées régulièrement par la presse, ne découragent pas les bienfaiteurs.

Parler de « faux mendiants », signifie a contrario qu’il y a des « vrais ». Comme si d’une profession il s’agissait. Qu’est-ce qu’un « vrai » mendiant ? Faudra-t-il bientôt les badger ?

Pourquoi, en fait, y a-t-il des mendiants ?

Personne ne devrait avoir à mendier pour vivre.  

Certains, tablant sur la bonté naturelle de leurs semblables, n’éprouvent aucune gêne à demander l’aumône et tendent la main avec une facilité déconcertante. Ils sollicitent la charité sans états d’âme, alors que nombre de personnes, qui sont vraiment dans le besoin, répugnent à pratiquer la mendicité et essaient de gagner leur vie dignement.

Les escrocs doivent être sanctionnés, comme le prévoit la loi (article 326 du code pénal). Les personnes incapables de subvenir à leurs besoins devraient pouvoir être admises dans des hospices ou des centres de bienfaisance.

L’Etat n’a pas les moyens, dira-t-on. Pourtant, c’est à l’Etat de veiller au bien-être de la population et de préserver sa dignité. Il peut exceptionnellement être fait appel à la solidarité nationale, Dieu merci dans notre pays la solidarité et l’empathie ne sont pas de vains mots, les mouhcinine ne manquent pas.

Une ONG se mobilise contre la mendicité infantile et l’utilisation des enfants. Voilà une initiative à encourager. Au moins, là, on saura où va l’obole.

C’est à ce prix que la mendicité sera éradiquée, tout au moins en grande partie. Sinon, hélas, c'est un combat perdu d'avance, comme celui du « boycott » des « gardiens de voitures »...

vendredi 21 avril 2023

La nationalité d’une diplomate

Sale temps pour les dirigeants algériens. Les mauvaises nouvelles, de celles qui, selon le mot de Jacques Chirac, « volent en escadrille », se succèdent. En quelques jours, la nébuleuse qui préside aux destinées de l’Algérie a réussi la gageure de se mettre à dos coup sur coup le secrétariat général de l’Union du Maghreb Aarabe (UMA) et la présidence de la commission de l’Union africaine (UA).

Le 13 avril 2023, à Addis-Abeba, le président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, a reçu Amina Selmane qui lui a remis ses lettres de créance en qualité de représentante permanente de l’Union du Maghreb arabe auprès de l’organisation panafricaine. Grand émoi à Alger : Mme Selmane est marocaine. Après avoir temporisé pendant trois jours, la diplomatie algérienne, n’y tenant plus, a craqué et s’est fendue d’un de ces communiqués rageurs dont elle a le secret. Sans tact ni nuances, le ministère algérien des Affaires étrangères a laissé libre cours à sa colère, fustigeant un acte qu’il a qualifié « d’irresponsable » et « d’inadmissible ». Il a exposé ses (nombreux) griefs :

  • Moussa Faki a cédé à une opération de manipulation malsaine, en acceptant une « grossière mise en scène protocolaire ».
  • Sa décision de recevoir les lettres de créances de Mme Selmane est « désinvolte » et « irréfléchie ».
  • La diplomate marocaine a usurpé les fonctions de représentante de l’UMA.
  • L’Algérie n’a pas été consultée au sujet de cette nomination qui s’est faite en dehors des règles prévues par le Traité instituant l'UMA de février 1989.
  • Cette nomination ne relève pas des prérogatives du Secrétaire général de l'UMA, mais exige le vote à l’unanimité des Etats-membres au niveau du Conseil des ministres des affaires étrangères de l’UMA (article 6 du Traité instituant l’UMA, articles 5 et 7 du Statut général fixant les attributions du Secrétaire général de l’UMA et résolution du Conseil de la Présidence du 23 février 1990.
  • Le mandat du Secrétaire général de l'UMA (le Tunisien Taïeb Baccouche) a définitivement pris fin le 1er août 2022, sans possibilité de prorogation.

Le communiqué algérien se termine par une injonction désormais habituelle dans le jargon de la « diplomatie » algérienne : « L’Algérie attend de la Commission de l’UA qu’elle clarifie sa position définitive sur cette violation flagrante et inacceptable des règles protocolaires et juridiques, sans préjudice de mesures éventuelles en fonction de l'évolution de cette affaire ». 

 

L’UMA ne pouvait pas ne pas répondre à cette charge en règle. Son secrétariat général l’a fait avec brio. Les arguments algériens ont été réfutés un par un :

  • La décision de l’accréditation auprès de l’UA était connue de tous et aucun pays membre n’a formulé d’objection ou émis de réserve.
  • Amina Selmane, ancienne directrice des affaires économiques au secrétariat général de l’UMA, a prêté serment, devenant ainsi une diplomate maghrébine.
  • L’Algérie, qui affirme être attachée à l’UMA, est le seul pays membre à n’avoir pas honoré ses engagements financiers vis-à-vis de l’organisation et ce depuis 2016.
  • Alger a retiré tous ses diplomates exerçant à l’UMA, le dernier ayant quitté ses fonctions en juillet 2022.
  • Taïeb Baccouche récuse le titre d’« intérimaire » que le ministère algérien a voulu lui coller. Son mandat a été reconduit tacitement depuis son expiration en aout 2022, comme le prévoient les règles de l’UMA, tant que son successeur n’a pas été nommé.

Le secrétariat général de l’UMA se porte à la défense de Moussa Faki Mahamat, en regrettant l’attaque dont il a fait l’objet et l’usage à son endroit de termes insultants. L’UA, pour sa part, n’a pas réagi à l’attaque algérienne. Il faut rappeler que Moussa Faki Mahamat est un habitué des foudres algériennes. En 2021, Alger lui avait violemment reproché d’avoir reçu les lettres de créance du représentant permanent d’Israël. Depuis, la diplomatie algérienne s’est mobilisée pour obtenir l’exclusion d’Israël en tant que membre observateur de l’UA, sans grand appui parmi les pays africains, mis à part une demi-douzaine.

En définitive, la mise au point du secrétariat général de l’UMA a doublement embarrassé les autorités algériennes en mettant à nu à la fois leurs mensonges et leur haine du Maroc :

  • Ils ne sont nullement attachés à l’UMA ;
  • Ce n’est pas l’ouverture d’une représentation de l’UMA auprès de l’UA qui leur a fait perdre leur sang-froid, mais la nationalité de la représentante.

Un journal algérien arabophone concluait un réquisitoire contre T. Baccouche et le Maroc par une question révélatrice : « N’y a-t-il pas dans le Maghreb arabe et dans les structures de l'Union d'autre employé que la fonctionnaire marocaine ? »

samedi 15 avril 2023

"Le Bec de canard", de Gilbert Sinoué: Goofs.

« Louis XIV but une rasade de whisky en faisant tinter les glaçons dans le verre de cristal puis cria « Chloé ! ». Aussitôt la porte s'ouvrit et son assistante pénétra dans le bureau, armée d'un calepin et d'un stylo.

          —     Je vous écoute, Sire, lui dit-elle, en le fixant de ses yeux vert émeraude.

Le roi se demanda si elle portait des lentilles. Elle mâchait du chewing-gum, ce qui avait le don d'exaspérer le roi-soleil. »

Surréaliste, n'est-ce pas. Imaginez un court instant de tomber sur ce texte dans un roman dit "historique" écrit par un auteur à succès. On serait outré à moins.

Lisez la suite.

Un livre est tombé entre mes mains, un peu par hasard, et je viens d'en parcourir les premières pages. Il s'agit de "Le Bec de canard" de Gilbert Sinoué, de son vrai nom Samir-Gilbert Kassab, auteur prolifique d'origine égyptienne. Le roman est le deuxième d'une trilogie dont l'histoire a pour toile de fond le Maroc et, avec le troisième volume à paraitre, s'étend du règne de Moulay Ismail (1672-1727) à 1956.

Le récit est captivant, écrit dans un style attrayant. Je ne m'exprimerai pas sur la valeur littéraire de l'œuvre, je ne suis pas, je le répète, critique littéraire.

J'ai été surpris par le grand nombre d’erreurs et d'incongruités ou, pour le dire en langage moins formel, de « boulettes » ou « gaffes » comme elles sont appelées en anglais dans le jargon du cinéma ( goofs).

Certes, c'est une œuvre de fiction, ce n'est pas l'Histoire, j'entends bien et l’exactitude historique n'est pas l'objet de mon propos.

Quelques exemples:

- Le « commissaire général » (consul général) et chargé d'affaires français, Michel-Ange d'Ornano et l’envoyé-espion de Napoléon, le capitaine Antoine Burel, ont bien existé. En revanche, l'interlocuteur des consuls en 1808 ne s'appelait pas Mohammed al-Fekir, c'était le qaïd Mhammed Esslaoui Elbokhari. Qaïd du Nord et proche collaborateur de Moulay Slimane, Esslaoui a traité avec  d’Ornano et Burel.

- Un des personnages a pour nom "Karim Bouazza". En 1822, il n'y avait au Maroc ni "Karim" ni "Karim Bouazza". Le prénom normal était, et demeure, Abdelkrim (عبد الكريم), "Karim" n'étant apparu que récemment, notamment, mais pas que, chez les couples dits "mixtes" qui privilégient les prénoms de prononciation facile (comme Aziz, Mehdi, etc.) Il se trouve du reste des gens qui qualifient d'hérésie les prénoms dont on a supprimé "Abd" pour ne garder que la deuxième partie. Quant aux noms, jusqu'à l'introduction de l'état-civil moderne au Maroc, il n'y avait pas de nom patronymique. Les gens étaient identifiés par leur prénom suivi de celui de leur père et de leur grand-père, raccordés par le mot "ben" ou "ibn" (fils de). La série pouvait être précédée d’un titre (haj, taleb, fquih) et se terminait éventuellement par la référence à l'origine géographique ou tribale, parfois à la lignée ou à la confrérie. Exemple: Mohammed ibn Abdelwahab ibn Othman Al Mastassi Al Meknassi (ambassadeur, fin XVIIIè). 

* La remarque vaut également pour les prénoms Nessim, Hamid amidet Akram.

(Remarque : les secrétaires-interprètes des consuls au Maroc et plus tard des ministres à Tanger étaient tous des juifs, jusqu’à l’apparition de l’Algérien Benghabrit).

- On ne disait pas "Mawlana" pour s'adresser au sultan, mais plutôt Sidi ou Sidna.

- On n'entre pas au palais royal comme dans un moulin. On ne frappe pas à la porte du sultan et ce denier ne crie pas "Entrez !" Les visiteurs sont introduits auprès du sultan par le chambellan selon un cérémonial strict.

- Le consul français Edouard Sourdeau « ouvrit son étui à cigarettes et le tendit à Karim qui accepta ». Des cigarettes, au Maroc, en 1822? On apprend sur la Toile que « les premières cigarettes fabriquées de façon industrielle apparaissent en 1830 et c'est en 1843 que la première machine à fabriquer les cigarettes est inventée.[La cigarette] se répandit alors dans l'Europe, à l'exception notable de la France qui lui préféra la prise nasale jusqu'au XIXe siècle, période qui vit la cigarette s’imposer vers 1830 après qu'elle fut ramenée d’Espagne par les soldats de Napoléon Ier : tabac et papier à rouler étaient alors vendus séparément et les cigarettes préparées manuellement ».

- En 1822, on imagine difficilement un Marocain "présenter" sa femme à un autre homme, surtout un "roumi". Or, dans le roman de Sinoué, Meryem (sic) « guette » son mari et l'invité de ce dernier « sur le seuil », le visage découvert (« Plutôt ronde, les traits juvéniles, presque enfantins, elle était vêtue d’un magnifique cafetan vert brodé, les cheveux noirs masqués sous un voile de soie blanche.

« — Mon épouse, Meryem. Elle ne maîtrise pas le français, mais comprend presque tout ») !!

On ne peut pas ne pas sourire.

- Karim Bouazza travaille sous les ordres de Meir Macnin.  Un Musulman au service d'un Juif, en 1822, on peut être sceptique. Il faudra attendre la visite au Maroc de Moses Montefiore, en 1863, pour que les choses changent. 

Je n’ai pas poursuivi la lecture.

Un autre auteur, à qui j'avais adressé les mêmes reproches à propos d'un de ses romans qui a semble-t-il connu quelque succès au Maroc, m'avait répondu: « …en très large part ce livre relève sciemment de la plus pure imagination romanesque » et « je n'ai jamais visé à l'absolue vraisemblance ».

Imagination romanesque, oui, on peut romancer l’histoire, on peut créer un personnage qui n'a jamais existé ou imaginer une scène qui n'a jamais eu lieu, mais faire mention d'actes, d'attitudes ou d'usages inexacts ou incongrus ne me parait pas relever de l’imagination romanesque. Il s’agit plus simplement d’erreurs sur des points qui, pour être de détail, n'en sont pas moins révélateurs de la méconnaissance par l’auteur de la société marocaine, de ses us et coutumes.