lundi 5 août 2019

La reconnaissance d’Etat est-elle irrévocable ?


* Ali Achour, ancien ambassadeur
Conseiller de la Fondation diplomatique, Rabat.
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Le 15 juin dernier, le Salvador, par la voix de son président, a annoncé le retrait de la reconnaissance de la « rasd » (la reconnaissance avait eu lieu en 1989). Le président salvadorien n’était pas le premier à opérer ce revirement, et ne sera probablement pas le dernier. Cependant, contrairement aux fois précédentes, des voix, peu nombreuses il est vrai, se sont aussitôt élevées, notamment dans les milieux pro-polisario en Espagne, pour qualifier la décision salvadorienne de « contraire au droit international », en se référant à la Convention relative aux droits et devoirs des États, signée à Montevideo le 26 décembre 1933.
Irrévocable, la reconnaissance d’Etat ? Nous allons essayer de répondre à cette question après avoir brièvement évoqué les points suivants :
Qu’est-ce qu’un Etat ?
Qu’est-ce que la reconnaissance d’Etat ?
La rasd est-elle un Etat ? (Admission de la « rasd » à l’OUA)
Reconnaissance et retrait de reconnaissance de la « rasd »
Quid de la Convention de Montevideo ?

Qu’est-ce qu’un Etat ?
En simplifiant, on dira qu’aux yeux du droit international, les éléments constitutifs d'un Etat sont au nombre de quatre :
  • Un Etat doit comprendre une communauté ;
  • Cette communauté doit être dirigée par une puissance publique ;
  • Ce pouvoir doit s'exercer à l'intérieur d’un territoire ;
  • La notion d'Etat implique souveraineté et indépendance. Une entité soumise au contrôle d'un Etat ou d’une autre communauté ne peut valablement être considérée comme un Etat. Pour être un sujet de droit international, il faut logiquement pouvoir avoir un accès direct au droit international, sans intermédiaire.
Qu’est-ce que la reconnaissance d’Etat ?
Nous laisserons de côté la reconnaissance de gouvernement pour nous concentrer sur la reconnaissance d’Etat. Il est admis que la reconnaissance d'État est l'acte par lequel un État prend acte de l'existence d'une entité qui réunit les éléments constitutifs d’un Etat et manifeste sa volonté de le considérer comme tel. C’est un acte unilatéral et volontaire. La reconnaissance peut être de jure (expresse) ou de facto (tacite). Elle peut être individuelle ou collective (par plusieurs Etats). L’admission d’une entité dans une organisation internationale n’implique pas ipso facto sa reconnaissance par tous les Etats membres de l’organisation. Certains auteurs parlent, dans ce cas, de reconnaissance implicite par les Etats qui ont voté en faveur de l’admission. On en déduit, a contrario, qu’il n’y a pas de reconnaissance de la part de ceux qui ont voté contre. A fortiori lorsque la charte de l’organisation internationale a été violée (voir infra, l'admission de la "rasd" à l'OUA).
Il n’existe pas d’obligation de reconnaissance, les Etats sont libres de reconnaître ou pas. Les Etats peuvent se reconnaitre sans pour autant avoir de relations diplomatiques. L’établissement des relations diplomatiques n’est pas automatique mais intervient, le cas échéant, dans un acte distinct.
La reconnaissance est un acte discrétionnaire. Il arrive qu’elle ait un caractère strictement politique. C’est le cas lorsque, par pur opportunisme politique, une entité est reconnue comme Etat alors qu’elle ne réunit pas tous les éléments constitutifs. Le cas le plus flagrant est celui de la « rasd », comme nous le verrons plus loin. Inversement, un État peut décider de ne pas reconnaitre une entité qui, pourtant, remplit toutes les conditions pour être un État.
La « rasd » est-elle un Etat ?
C’était le sens de la question préjudicielle qui a été posée par le Maroc en 1980 à la Conférence de l’OUA. La « rasd » ayant déposé une demande d'admission à l'organisation africaine[1], le Maroc, invoquant les articles 4 et 28 de la Charte de l'OUA, a demandé à la Conférence de se prononcer au préalable sur la question de savoir si la « rasd » remplissait les conditions requises en tant qu'Etat indépendant et souverain. Dans une confusion totale, le vote n’a pas eu lieu et les deux points (demande d’adhésion de la « rasd » et question posée par le Maroc) ont été suspendus.
La « rasd » a été proclamée sur le sol algérien le 17 février 1976, le jour du départ des Espagnols du Sahara. C'est le seul cas connu où un Etat met une portion de son territoire à la disposition d'un groupe armé pour y créer un « Etat ». Cette étrange entité ne possède aucun des éléments constitutifs d'un Etat souverain, tels que définis par le droit international. La situation de la rasd est sans précédent: on connaît les cas de gouvernements en exil, les exemples ne manquent pas, mais le concept d'Etat en exil est totalement inédit.
-          C’est une république "délocalisée", dont les lois s’appliquent sur une portion du territoire algérien, que le gouvernement d’Alger a complaisamment accepté de placer sous juridiction du polisario ;
-          Une république qui dit vivre de l’aide humanitaire internationale (mais qui entretient un réseau diplomatique à faire pâlir d’envie nombre d’Etats indépendants !) ; 
-          Une république dont la population est constituée exclusivement de « réfugiés » ;
-          Des « réfugiés » dont personne ne connaît ni l’identité ni le nombre exact, pour la bonne raison que l’Algérie s’oppose à leur recensement.
L’absence de territoire a mis à mal tout le montage et ruiné la fiction d’une « république » indépendante. Depuis quelque temps, pour combler cette lacune et donner à sa « république » l’assise territoriale qui lui fait cruellement défaut, le polisario affirme qu’il a réussi à « libérer une partie » du Sahara. Ce qui permet, en jonglant avec les mots, de donner corps à la théorie de l’existence d’un « Etat ». En parlant tantôt de « rasd », tantôt de « Sahara occidental », on sème la confusion et on induit en erreur les personnes mal averties. Au besoin, on évitera de déterminer sur une carte l’emplacement de la « république ». Peu importe que cet « Etat » ne soit pas membre de l’ONU, ni qu’il n’ait ni passeport, ni monnaie nationale, ni code téléphonique international … 
Parmi les éléments constitutifs de l’Etat, le territoire est fondamental. S’il n’y a pas de territoire sur lequel le pouvoir va exercer son autorité, l’Etat devient une vue de l’esprit.  
La « rasd » ne possède pas de personnalité juridique internationale.
Ce n’est pas un Etat, tout juste une fiction.
  
Admission de la « rasd » à l’OUA
En 1982, au cours d'une réunion du Conseil des ministres de l'OUA, en principe consacrée aux questions administratives et financières, le Secrétaire général, Edem Kodjo (Togo), a laissé la délégation de la « rasd » prendre place dans la salle, sous prétexte que la majorité des Etats africains avait reconnu cette « république » à Freetown, en 1980. Ce faisant, Kodjo a non seulement violé la charte de l’OUA, mais a fait fi de la position qu’il défendait l’année précédente, lorsqu’il se déclarait « incompétent ».
La délégation marocaine s'est retirée et le Maroc a adressé une lettre au Président de l'OUA (Kenya) et président du Comité du suivi ainsi qu'une lettre au Secrétaire général de l'OUA pour protester contre cette violation de la Charte.
Le 23 février, la délégation marocaine ayant repris son siège, un débat houleux a eu lieu, à l'issue duquel huit pays se sont retirés : Maroc, Sénégal, Côte d'Ivoire, Cameroun, Zaïre, Guinée, Soudan, République Centrafricaine. Le Gabon et la Somalie ont déclaré qu'ils ne reconnaissaient pas l'admission de la « rasd » (soutenue par 20 pays). Le lendemain, la Tunisie, le Niger et Djibouti se sont retirés, suivis par la Guinée Equatoriale, soit, au total, 19 pays.
Le coup qui venait d’être porté à l’OUA l’a plongée dans une crise sans précédent, au point que la réunion qui devait se tenir l’année suivante à Tripoli, boycottée par le Maroc et 18 pays en raison de la présence de la « rasd », n’a pas pu avoir lieu.
En 1984, au XXème sommet réuni à Addis-Abeba, une délégation de la « rasd », ayant pris place dans la salle, la délégation marocaine s'est retirée. L'OUA a ainsi violé la décision qu'elle avait prise en 1976 de ne pas reconnaître la « république sahraouie », dès lors que « la reconnaissance d'un Etat est un acte individuel de souveraineté ».
Le coup de force étant consommé, le Maroc a annoncé sa décision de se retirer de l'OUA, en signe de protestation contre cette violation flagrante de la charte africaine.


Reconnaissances et retraits de reconnaissance de la « rasd »
La « rasd », dès sa proclamation, a été immédiatement reconnue par Alger puis par d'autres pays, en particulier en Afrique et en Amérique latine.
Quelle valeur peut-on donner à ces « reconnaissances » ? Nous savons aujourd’hui que si quelques gouvernements, mus par des considérations politiques, ont agi en connaissance de cause, plusieurs autres ont péché par ignorance. Preuve en est que, depuis lors, plus de 50 pays (53 !) ont retiré, suspendu ou « gelé » leur reconnaissance de la « rasd »[2]. Les derniers Etats qui maintiennent leur position sont en majorité africains, sud-américains ou caribéens, comme l’Algérie, le Zimbabwe, Cuba ou le Venezuela, ainsi que la Corée du Nord, des pays dont on ne peut pas dire qu'ils sont des modèles de démocratie et de respect des droits humains.  

Le cas de la « rasd » est le parfait exemple de la « reconnaissance du statut d'Etat à une entité contestée ». Cette reconnaissance, intervenue en violation des règles du droit international, est dépourvue de valeur juridique.

Les 53 gouvernements qui sont revenus sur la décision initiale de leur pays, souvent prise à une époque lointaine dont parfois personne ne garde le souvenir, n’ont fait en réalité que corriger une anomalie juridique et rétablir la légalité. En effet, un Etat qui reconnaît une entité en tant que sujet de droit international et plus tard s'aperçoit de son erreur, a toute latitude d’opérer ce que Hans Kelsen appelle un actus contrarius, c'est-à-dire retirer la reconnaissance.
Les Etats qui ont retiré leur reconnaissance de la « rasd » auraient pu se contenter de rompre les relations diplomatiques avec cette « république ». Mais outre que la plupart n’ont pas de relations diplomatiques avec la « rasd », le retrait de la reconnaissance est une décision plus forte car extrême.
Quid alors de la Convention de Montevideo ?
L’article 6 de ce texte, invoqué par les amis du polisario à l’appui de leurs thèses, énonce : « La reconnaissance est inconditionnelle et irrévocable. »
Observons cependant que la Convention de Montevideo n’a été signée que par 20 pays du continent américain, parmi lesquels seul un petit nombre l’a ratifiée. Bien qu’ouverte à la signature d’autres parties, aucun Etat n’a répondu à l’appel. Elle reste fondamentalement une convention spécifique à une région géographique déterminée et ne peut prétendre à l’universalité car elle ne reflète pas les différents courants de pensée qui existent de par le monde.
Dans ces conditions, cette convention n’engage que les Etats qui l’ont signée et ne peut valablement constituer une norme du droit positif.
Du reste, contrairement à l’article premier de ce texte, qui définit la notion d'Etat, l’article 6 déjà cité n’a pas trouvé sa place dans la pratique des Etats. La reconnaissance d’Etat reste un domaine qui n’a pas été codifié et où prévaut la volonté souveraine des Etats, sans arbitre ni contrôle. Les Etats peuvent difficilement admettre une clause aussi contraignante dans une question hautement politique. On peut objecter que les retraits intempestifs de reconnaissance seraient un facteur d’incertitude et de déstabilisation des relations internationales. Notons que le retrait d’une grande puissance d’une organisation internationale ou d’un traité multilatéral est un acte qui a des conséquences autrement plus graves sur l’ordre juridique international. En revanche, un retrait de reconnaissance n’a de conséquences que dans les relations bilatérales entre les deux Etats concernés. L’Etat auquel un autre Etat a retiré sa reconnaissance ou qu’il n’a jamais reconnu n’en cesse pas pour autant d’exister, si tant est qu’il remplit les conditions requises.
Si le retrait de reconnaissance de la « rasd » soulève des questions sur sa légalité, l’acte initial de reconnaissance en soulève tout autant car entaché d’une irrégularité originelle.
Il est remarquable de noter que le retrait de reconnaissance d’Etat n’est pas une pratique courante, raison pour laquelle la question ne retient pas l’attention des juristes et ne fait pas l’objet d’un débat. En réalité, à l’heure actuelle, seule la « rasd » est concernée. Il est vrai que tout ce qui a trait à cette pseudo-république est hors normes, depuis les circonstances de sa proclamation jusqu’à son admission à l’OUA.
A ce niveau, on ne peut plus parler de droit international, ni même de droit tout court.  

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NDA. Quelques passages sont tirés de mon livre, Sahara marocain, 20 questions pour comprendre, Rabat (2018, 2è éd.).


[1] La démarche de la « rasd » a été soutenue par 18 voix, puis 23, puis 24, puis 26. Les deux voix qui ont permis d’atteindre la majorité étaient celles du Tchad et du Mali.
[2] Derniers en date : Rwanda (2015), Suriname (2016), Ghana (2016), Jamaïque(2016), Malawi (2017),  Zambie (2018), Salvador (2019).

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