dimanche 23 mai 2021

Taoura, un ilot marocain

En juillet 2002, le Maroc et l’Espagne faillirent entrer en guerre à cause d’un bout d’île dont peu de personnes avaient entendu parler jusqu’alors, et que beaucoup auraient été bien en peine de situer sur la carte. Même son nom n’était pas sûr : Isla del Perejil pour les Espagnols, Taoura pour le Maroc ou Mā’dnouss (Leila ou Lila n’est, semble-t-il, que la déformation de La Isla, l’ile). Ce rocher a eu une histoire mouvementée. Au XIXème siècle, différentes puissances ont essayé de s’en emparer et il s’est trouvé plusieurs fois au centre de querelles entre le Maroc et l’Espagne.

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L’île de Taoura se trouve à 200 mètres de la côte méditerranéenne du Maroc, face au Jbel Mousa, entre la pointe Leona et la baie d’Almanza. L’ilot rocheux, d’une superficie de 13,5 hectares est recouvert de crithmum maritimum (fenouil de mer, ou persil), d’où son nom. On pense que l’île de Kalypso, l’île de la Nymphe aux Cavernes profondes, la fille d’Atlas-Abila, décrite par Homère dans l’Odyssée n’est autre que Taoura.

Située dans le passage le plus fréquenté du monde, le détroit de Gibraltar, l’île fut convoitée aussi bien par l’Angleterre que par l’Espagne. Pendant une bonne partie du XIXème siècle, ces deux pays se livrèrent au jeu du chat et de la souris, s’observant mutuellement, attentifs au statut de l’ilot. Dans le triangle formé par Gibraltar, base anglaise, Tanger, ville marocaine et Sebta, enclave espagnole, l’ilot était un poste avancé stratégique à courte distance de Sebta sur lequel les deux puissances veillaient jalousement. A défaut de se l’approprier, il fallait maintenir le statu quo.

L’ilot fut occupé par les Anglais pendant la guerre d’indépendance des colonies d’Amérique (1775-1783) et, de nouveau, en mars 1808, pendant la guerre entre l’Angleterre et la France. En effet, après l’entrée des troupes de Napoléon 1er en Espagne, alliée de la France, le sultan Moulay Slimane autorisa les Anglais à occuper l’ilot. L’Angleterre essaya de « s’emparer par surprise » de l’île, qu’elle occupa et fortifia. Cependant, à la demande de la France, le sultan Moulay Slimane protesta énergiquement et, sous menace de guerre, obligea les forces anglaises à abandonner l’ilot. Cette version des faits, comme on le verra ci-après, n’est pas exacte. En réalité, Moulay Slimane, alarmé par la conquête de la péninsule ibérique par Napoléon, craignait une invasion française. Talleyrand, en 1806, avait annoncé au pacha de Larache, Mohamed Ben Abdeslam Slaoui, l’occupation imminente de Sebta, invitant le sultan à se ranger aux côtés de la France plutôt que l’Angleterre. C’est pourquoi Moulay Slimane proposa aux Anglais une alliance militaire en vue de mettre fin à l’occupation de Sebta par l’Espagne. Dans une lettre au consul britannique à Tanger, James Green, en date du 25 avril 1808, Slaoui proposa une opération militaire conjointe, les troupes marocaines assiégeant le préside tandis que la marine anglaise lui imposait un blocus. Il proposa également, si nécessaire, un débarquement de troupes anglaises en territoire marocain. Le gouvernement anglais, ayant toujours présent à l’esprit le souci de défendre Gibraltar et d’assurer son approvisionnement depuis Tanger, prit la proposition marocaine au sérieux et donna en conséquence des ordres à la garnison de Gibraltar. Un officier se rendit à Tanger où il demanda la permission de débarquer des troupes sur l’île de Taoura. Le Makhzen accepta sans hésiter, en exigeant cependant que le gouvernement britannique s’engage à évacuer l’île dès la levée du blocus de Sebta.

Cependant, l’évolution de la situation politique en Espagne et les premiers revers militaires de Napoléon dans ce pays firent changer les Anglais d’avis, à la grande déception de Moulay Slimane, désormais sans illusions sur une éventuelle alliance avec les « Chrétiens » (un siècle auparavant, Moulay Ismaïl avait vainement tenté de former une alliance avec la France contre l’Espagne). Le blocus de Sebta n’eut pas lieu.

L’occupation anglaise fut qualifiée par les Français d’« agression bien manifeste » et Napoléon, dans une lettre comminatoire à Moulay Slimane, lui reprocha de prendre parti pour l’Angleterre et brandit la menace de la guerre. Le consul général français à Tanger, Michel Ange d'Ornano, envoyé spécial à Fès en qualité d’ambassadeur, fut reçu par Moulay Abdeslam, frère du sultan, auquel il affirma : « le Maroc devient de jour en jour une colonie anglaise ». Il ajouta que l’occupation de l’îlot par les Anglais contredisait la neutralité marocaine. Moulay Abdeslam, irrité, lui répondit que le Maroc observait une neutralité absolue et ne faisait la guerre qu’à ceux qui le voulaient.

L’Espagne, de son côté, fit remettre par son consul à Tanger une protestation « énergique » à la Cour marocaine, demandant l’expulsion des Anglais. Après quelques hésitations, Moulay Slimane décida d’ignorer la démarche espagnole appuyée par la France. Le pacha Slaoui, dans une note du 5 mai 1808 fit savoir au consul d’Espagne que le sultan « ne souhaitant pas pour le moment occuper [l’ilot], ceux qui y ont établi une garnison n’ont pas été expulsés », mais qu’il ordonnera de le faire si cette occupation porte préjudice à ses sujets. Il ajouta que le soin était cependant laissé à « qui peut le faire » de bouter dehors les Anglais, car le sultan voulait traiter toutes les nations sur un pied d’égalité.

Les soldats anglais restèrent sur Taoura et ne s’en retirèrent que quand la guerre avec la France fut finie. 

A partir de 1824, et surtout en 1831, les Anglais essayèrent de prendre pied au Maroc, plus précisément dans la zone de Ksar Sghir, où ils voulaient installer un poste d’observation militaire, mais sans succès.

L’importance stratégique de la petite île n’a pas échappé à d’autres pays, comme les Etats-Unis d’Amérique, qui ont essayé en 1836 d’obtenir la concession de la petite île pour y installer un établissement commercial et une station de charbon. Les consuls d’Angleterre, d’Espagne et de France, pour une fois unis, firent front commun et réussirent à faire avorter le projet.

En juin 1842, dans un contexte de rivalité exacerbée entre l’Angleterre et la France, le consul britannique se réunit avec le sultan à Meknès, et de nouvelles rumeurs circulèrent au sujet de tractations concernant Taoura. Selon le consul espagnol à Tanger, son collègue britannique avait pour mission, entre autres, d’obtenir la cession de l’ilot, contre la promesse d’une fourniture d’armes en cas de conflit armé avec la France.

En 1848, après avoir occupé les îles Zaffarines, le gouvernement espagnol voulut, à la faveur de la négociation avec le Maroc au sujet des limites de la zone neutre de Sebta, se faire reconnaître des « droits » sur Perejil. Le gouvernement espagnol fondait ses prétentions sur des arguments géographiques et historiques. Selon Madrid, l'îlot étant, de par sa proximité, une « dépendance » de Sebta, lui aurait été transmis avec cette ville par le Portugal en 1580. Or, comme le fait remarquer un auteur français, Rouard de Card, « l’îlot apparaît comme étant le prolongement non pas du massif qui constitue la presqu’île de Ceuta, mais du massif qui constitue le Djebel-Mousa ». Même constatation chez un auteur espagnol, Tello Amondareyn, qui note en 1897 que l’îlot paraît être « une extension des socles granitiques de Jebel Belyounech - una prolongacion de los estribos graniticos de sierra Bullones ». L’Angleterre s’opposa fermement aux prétentions espagnoles et essaya même d’occuper, une nouvelle fois, l’ilot mais l’armée espagnole fit une démonstration de force, obligeant le gouvernement de Londres à renoncer à son projet.

En 1859, des « difficultés diplomatiques » surgirent à nouveau entre l’Angleterre et l’Espagne à propos de l’île.

L’argument géographique ayant montré ses limites, le gouvernement espagnol changea de thèse, affirmant que l'îlot n’appartenait à personne (res nullius) et pouvait, en conséquence, être acquis par occupation. En 1887, après le naufrage de trois navires sur la côte marocaine, l’Espagne entreprit de construire un phare sur l’ilot, sans consulter le gouvernement marocain. L’Angleterre rendit à l’Espagne la monnaie de sa pièce, en l’obligeant à retirer le drapeau qu’elle avait hissé sur l’ilot. Selon une autre version, des troupes marocaines détruisirent le poteau que les Espagnols y avaient planté, retirèrent le drapeau espagnol et occupèrent l’ilot. La presse espagnole lança une violente campagne contre le gouvernement accusé de passivité dans la défense de la souveraineté espagnole. Les journaux publièrent une carte des possessions espagnoles au nord du Maroc confectionnée en 1850 par un géographe militaire, Francisco Coello, et dans laquelle figurait la Isla del Perejil. En 1887, le ministre d’Etat (affaires étrangères) Segismundo Moret y Prendergast déclara aux Cortès que Perejil appartenait à l’Espagne, mais l’année suivante, il se rétracta et soutint le contraire, affirmant : « Il est indubitable que, dans un premier temps, sans examiner l’historique de la question, peut-être en s'appuyant sur la carte de M. Coello ou en écoutant des excitations intéressées d'une puissance, on a cru que l'île était espagnole; et il ne fait pas de doute non plus que le ministre de Sa Majesté à Tanger n'a pas été consulté en temps voulu, [...] et que, en définitive, nous avons compromis notre prestige, nous avons donné un triste spectacle à l'Europe et nous avons servi de jouets aux ennemis des intérêts espagnols. »

Son successeur, Alejandro Groizard, déclara en 1894 : « Nous pouvons avoir des titres anciens pour prétendre quelque chose sur l'île de Perejil, mais ils ne sont pas clairs et indiscutables ». Il ajouta : « au cours du siècle actuel, l'Espagne a fait des actes conformes à la souveraineté du sultan, comme l’ont fait toutes les nations de l'Europe, et, par conséquent, il serait quelque peu importun pour le gouvernement espagnol de prétendre que cette île lui appartient ». Un auteur espagnol a fait observer, à propos de l’inclusion de l’île dans la liste des possessions espagnoles d’outre-mer, qui fut dressée par Pascual Madoz dans son Diccionario geográfico, estadístico, histórico de España y sus posesiones de Ultramar (1849). : « D'après la légation d'Espagne au Maroc, il n'y a pas de renseignements sur la possession de cet îlot par l'Espagne. Il doit donc appartenir au Maroc ».

Le gouvernement espagnol fut accusé de mollesse. Au lieu de se contenter de prendre acte des démentis marocains et anglais, estimait-on, il devait réaffirmer avec force « les droits » de l’Espagne sur l’ilot et en réclamer la souveraineté. En réalité, les hésitations des autorités espagnoles étaient compréhensibles car elles manquaient de preuves de l’appartenance de Taoura à l’Espagne.

Le sultan Moulay Hassan ordonna de monter la garde sur l’île et songea même à y faire construire une redoute. C’est le sens des instructions qu’il donna en 1887 au gouverneur de Tanger, qui dépêcha sur les lieux une commission technique chargée de réaliser une étude sur la faisabilité du projet. Le rapport des experts fut envoyé au sultan qui, après des ordres et des contre-ordres, décida finalement, une année plus tard, de surseoir à la construction du fort jusqu’à sa visite sur place.  

     En 1893, le bruit courut que le Maroc avait cédé Taoura à l’Angleterre, ce qui inquiéta fortement en Espagne, où la question fut évoquée au parlement. La visite à Tanger d’un lord de l'amirauté et d’un haut fonctionnaire du ministère britannique de la guerre donna de la consistance à la rumeur. Un démenti officiel du Naïb Essoltane Torrès, suivi d’un autre du gouvernement britannique mirent fin aux spéculations. En décembre 1894, la presse madrilène annonça que le ministre anglais à Tanger, Ernest Satow, demandait la cession de l’ilot. En réalité, Satow avait bien parlé de Taoura avec le Grand vizir Ba Ahmed, mais n’avait toutefois demandé qu’un bail pour un exploitant agricole anglais. En contrepartie, l’Angleterre aurait appuyé le Maroc face à la France dans la question du Touat, mais Ba Ahmed avait refusé. C’est le ministre allemand, Tattenbach, qui fut chargé par son gouvernement de défendre auprès du Makhzen l’idée de la cession de l’île à l’Angleterre, pour pousser ce pays à sortir de son isolement face à l’Espagne et à la France et, surtout, empêcher une entente contre la Triplice (« Triple Alliance », conclue en 1882 entre l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie.). Ba Ahmed refusa de céder le moindre pouce du territoire marocain et fit, de nouveau, occuper l’ilot. Taoura resta présente dans l’esprit du sultan Moulay Abdelaziz, comme elle l’avait été dans les préoccupations de son père. En 1895, le sultan demanda un croquis et un relevé topographique de l’île et rappela à Torrès de veiller à ce que la garde y soit assurée et que « le drapeau du Makhzen » y soit arboré. Le caïd de Tanger confirma qu’une garde avait été installée sur l’île. En 1897, Moulay Abdelaziz ordonna à Torrès de faire construire sur l’ilot Mā’dnouss une prison de bonnes dimensions. Toutefois, il ne semble pas que ce projet ait été mis en œuvre. En 1902, de nouvelles rumeurs, vite démenties, coururent en Espagne sur des négociations entre le Maroc et l’Angleterre pour la cession de l’île. En juin 1901, des explorateurs trouvèrent sur le rocher « un vieux drapeau marocain couché par le vent ».

 Taoura aux mains d’une puissance hostile avait-elle réellement une valeur militaire ? Un auteur espagnol, en 1895, en doute : « A moins de dominer auparavant les hauteurs voisines de Sierra Bullones, l'île du Perejil n'a aucune valeur, ni stratégique ni autre ».

 En définitive, Taoura/Mā’dnouss resta marocaine grâce à la rivalité entre les puissances européennes. A partir de 1912, l’ilot passera, avec la zone nord, sous protectorat espagnol et on n’en entendra plus parler jusqu’à l’incident de 2002.

Source : La diplomatie dans le Maroc d’autrefois, Ali Achour, Rabat, 2018.

mardi 11 mai 2021

Vraiment, rien à ajouter ?

Un partenaire « privilégié » mais traité avec désinvolture

Le gouvernement espagnol savait au sujet de la fausse identité de Brahim Ghali et il a laissé faire. Par ailleurs, il a délibérément choisi de ne pas en informer le Maroc. Aux griefs du Maroc, largement explicités dans le communiqué du 8 mai 2021, la ministre des affaires étrangères, Arancha González Laya, a répondu laconiquement qu’elle n’a rien à ajouter à ce qu’elle a déjà dit. L’affaire est-elle close pour autant ? Rien n’est moins sûr.

De tous les pays de par le vaste monde qui auraient pu recevoir Ghali, il a fallu que ce soit l'Espagne qui accepte, en sachant parfaitement les conséquences que cet acte pouvait avoir et ne pouvait pas ne pas avoir sur les relations avec son voisin du Sud.

« Raisons humanitaires » ? Pourquoi alors et dans quel but le gouvernement espagnol a-t-il choisi d'agir dans le secret, dans une vaine tentative de dissimuler la véritable identité de Ghali, se laissant ainsi embarquer dans une combine de bas étage ? A-t-on été naïf au point de croire que la présence de Ghali en Espagne allait passer inaperçue ?

La déclaration de la ministre des affaires étrangères selon laquelle Ghali quittera, « évidemment » (!), l'Espagne lorsque ces raisons (humanitaires) cesseront d'exister, soulève des interrogations, même si la ministre a tempéré ses propos dans la foulée en ajoutant que le chef des séparatistes répondra à la justice si celle-ci le convoque. Si, comme l'affirment des médias, des « garanties » ont été données par les autorités espagnoles quant à l’impunité de Ghali, cet engagement apparaît pour le moins surprenant. Aurait-on l'intention d’« exfiltrer » le chef des milices du polisario malgré les accusations sérieuses qui pèsent contre lui ? Ce serait le comble.

Enfin, où est l'esprit de dialogue et de loyauté qui devrait présider à la relation avec le Maroc, pays qui par ailleurs est qualifié d’ami et de « partenaire privilégié » ?

Le gouvernement espagnol, apparemment, a fait son choix : il a mis en danger sa bonne relation avec son « voisin et ami » pour recevoir un « chef d’Etat » de pacotille, voyageant avec le passeport d’un pays qui n’est pas le sien et, pire encore, sous une fausse identité.  Madrid a montré clairement où se situent ses priorités. Aux yeux du gouvernement espagnol, la bonne entente, la coopération et le bon voisinage avec le Maroc ne pèsent pas lourd face au sort d’un individu visé par une multitude de plaintes devant les tribunaux espagnols. Pourtant c’est avec le Maroc que l’Espagne a signé un traité d'amitié, de coopération et de bon voisinage (en juillet 1991).

Pas avec le polisario…

Cet accord a été superbement ignoré – et ce n'est pas la première fois. En 2002, déjà, le gouvernement espagnol d'alors avait mis son armée sur le pied de guerre et envoyé une armada menaçante face aux côtes marocaines. Objectif : « délivrer » le rocher (marocain) de Taoura (« Perejil ») et en déloger un     « redoutable » contingent marocain composé de… six éléments des forces auxiliaires.

Ces deux épisodes démontrent, hélas, une vérité déplaisante et regrettable. Qu'ils soient de droite ou de gauche, certains politiciens espagnols peinent à se débarrasser de ce qu'il faut bien appeler un complexe de supériorité vis-à-vis des Marocains. Ils sont persuadés qu'il ne faut pas faire confiance aux Marocains : el moro no es de fiar (il faut se méfier des Maures).

Il fut un temps où le mot d’ordre du PSOE, à propos du Maroc, était : « Il faut créer un colchon de intereses (matelas d'intérêts) entre nos deux pays, qui permette d'amortir les chocs et d'atténuer les crises ».

Il est désagréable pour les amis de l'Espagne de le dire, le matelas existe, certes, mais il est passablement troué, le traité d'amitié existe aussi, mais il ne sert à rien.

Un responsable espagnol avait, à l’occasion de négociations officielles avec le Maroc, commencé son exposé de présentation des propositions espagnoles par une formule qu'il voulait rassurante, « No hay trampas » (il n'y a pas de piège). Les délégués marocains avaient échangé des regards perplexes.

Qui fait des « trampas » ? 

Traiter un communiqué officiel par le mépris n’est pas acceptable. Ce n’est pas la meilleure façon d’apaiser les esprits. Le Maroc est un pays qu’il faut respecter. Pour intolérable qu'elle soit aux yeux de certains, en Espagne et ailleurs, cette réalité est désormais incontournable.

Une haute personnalité marocaine avait coutume de dire « de l’Espagne peut venir le bien, de l’Espagne peut venir le mal ».

Ceux qui se complaisent dans l’attitude hautaine, l’arrogance et la condescendance devraient méditer ces propos et les reprendre à leur compte car ce qui est valable dans un sens l’est aussi dans l’autre.

 

jeudi 6 mai 2021

Le butin malmené

 « Le Français est notre butin de guerre » (Kateb Yacine).

Ce matin, je me suis décidé à faire ce que je déteste le plus dans le monde, aller dans une administration chercher une attestation. Il fait un froid de loup, nous sommes en plein mois 2.

Dans la queue, je discute avec mes voisins autour de plusieurs sujets. Abdelkader est furieux, il nous dit que les élèves aujourd’hui sont vraiment nuls. « Imaginez, nous dit-il, mon frère, qui est enseignant, m’a raconté l'autre jour qu’une fille lui a dit : Monsieur, je ne compris rien ! ». C’était drôle. El Mehdi dit : « Et moi, j'ai demandé une fois à un homme son âge et il a répondu : "je suis né à 28 ans » ! Nous avons ri de la bêteté des gens. Je leur ai dit qu'une collègue m'a dit une fois qu'à Essaouira, le vent "sote" très fort ! Nous nous sommes éclatés de rire.

Mon tour est arrivé et j'ai donné mon dossier à la secrétaire. J'avais peur qu'elle me dise qu'il manquait une pièce ou qu’il fallait la galiser mais heureusement, tout était en bon uniforme et elle a commencé à mettre les cache-nez sur les documents. D’ailleurs je m’étais enquéri auparavant sur les formalités, donc j’avais tout préparé. Elle m’a dit de payer le timbre. Aussi, elle m'a dit d'attendre la signature. Je lui ai demandé s’il ne valait pas mieux revenir l’après-midi, mais elle a dit que le chef de service n’allait pas tarder. Elle a ajouté : « Mais c’est vous que tu décides ». Nous avons décidé d’attendre et nous sommes sortis dehors pour fumer une cigarette.

Abdelkader : Les classes, c'est une auberge de Babel, il y a de tout, et rien que des phénomènes. Mon frère m’a dit qu’une fois, ils étaient tellement excités qu’il ne savait plus où se donner la tête.

El Mehdi soupire : L’enseignement, c’est un boulot difficile.

Abdelkader : Il n’y a que des cancres. Les bons élèves se comptent au doigt. Les profs font des efforts mais il ne faut s'attendre à aucun espoir, les élèves s'en fichent pas mal d’eux et des études.

Moi : Bon, les profs aussi c’est pas toujours top hein.

Nous avons récupéré nos papiers et Abdelkader nous a proposé de prendre un taxi ensemble. Je me suis assis à l'arrière à côté d'Abdelkader et la voiture n'arrêtait pas de grincer. J'avais mal au dos et j'ai fait une grimace. Le chauffeur m'a vu dans l'introviseur et il m'a dit en souriant : "Oui, excuse-moi, les amontisseurs sont fatigués, je dois l'amener au garage mais en ce moment les affaires ne vont pas bien, je suis épuisé". Tout à coup, il a donné un grand coup de frein parce qu'un motocycliste est passé sans s'arrêter au stop. Il y en a qui manquent totalement de civisme, ils bafouillent le code de la route tous les jours.

El Mehdi : C'est comme notre directeur, un minable qui se croit la science inculte, il te sourit mais il te casse en contaminé. Et il touche vous savez combien ? Vous allez avoir la chair de poule ! 3 millions ! Oui, par mois !

Moi (en sifflant) : Incroyable !

Abdelkader : Notre directeur, la semaine dernière, il a accroché une note de service surréaliste : il veut nous obliger à se cotiser pour acheter un cadeau à sa secrétaire qui part à la retraite. Et gâteau sur la cerise, il a fixé le tarif à 100 dirhams par tête. C'est abusé, non ? On a concerté entre nous et on a décidé de ne rien donner. Moi je veux bien, je peux donner les 100 dirhams, voire même plus, mais il faut que ce soit volontaire et il faut généraliser la chose pour mettre tout le monde sur le même pied d'égalité.

                Moi : Tu as raison, moi je refuse de participer à ces fêtes ou ces cadeaux. Je suis un neutron libre, personne ne m'obligera à payer si je ne veux pas. C'est pourquoi je suis en bis-bis avec les autres. Mais je m'en fiche d'eux. S'ils croivent qu'ils sont plus malins, ils se trompent amèrement.

Abdelkader : Comme même ! Comme il a dit je ne me rappelle plus de son nom, c'est un imminent savant mondial, il faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages !

El Mehdi : C'est vrai. Mais je vous avoue que parfois je suis découragé, je ne veux plus être un mouton de Panurge dans cette farce.  Hier justement, dans une réunion tout le monde parlait en même temps, c’était le souk, j’ai pété un câble et j’ai crié : « Arrêtez, j'en ai marre de cette réunion à la conne ! Vous vous calmez, sinon ça va batailler ! » Eh bien en infraction de seconde ils ont fait le silence.  Mais j'ai envie de tout laisser tomber et de partir, faire un abandonnement de poste.

Moi : Non, surtout pas, il faut serrer les dents et se battre, quelques soient les problèmes.

Abdelkader : Là on ouvre la boîte du pont d’or. Au jour d’aujourd’hui, c'est l'enfer, parce que, comme l'a dit… Jean-Saul Patre, l'enfer c'est les autres.

El Mehdi : Tout à fait. Je vous le dis et répète : j'ai déjà reporté à une date ultérieure mais un jour je finirai par quitter...

Moi : Pour aller où ?

El Mehdi : N'importe où, la terre est vaste. Il suffit de changer sa fusée d'épaule. Je ne dis pas que c'est facile, mais il faut oser. Quand on a un bon diplôme, il n'y a que le choix de l'embarras...

Moi : C'est exact, pour toi il y a un large épouvantail de possibilités. Mais il faut agir dans la discrétion, pour ne pas leur mettre le pouce à l'oreille.

El Mehdi : Ne t'inquiète pas, je connais. Un jour ils vont se demander où je suis et moi je serai loin, dans le Bahamas ou au Cuba ! (il rit).

Moi : Si tu as de la chance, dans l'avion tu vas faire la connaissance d'une jolie comtesse de l'air... Tu auras ton permis de séjour sans problème, ce qui t'évitera d'être expatrié.

El Mehdi : J'ai un ami, il bossait dans les impôts, eh bien aujourd'hui il est au Canada, à l'aise, avec appartement et tout. La dernière fois qu'il est venu, c'était il y a 5 ans, il a ramené beaucoup de cadeaux et on lui a fait payer 500 dollars d'accident de bagages, le pauvre. Il a juré de ne plus revenir.

Moi : Il a raison. Quand on n'a pas ...

A ce moment-là, un camion nous a doublés et le bruit était assourdissant. El Mehdi a crié : "Parle plus fort, on ne t'écoute pas".

Moi : J'ai dit que quand on n'a pas de perspectives d’avenir, il faut faire preuve de résilience et se prendre par la main pour assurer son futur.

Abdelkader : Surtout quand il n'y a pas d'autre alternative et que tu es coincé dans un goulot d'étranglement.

El Mehdi : Bon, par contre, ce que je vais dire n'a rien à savoir, mais en attendant de pallier à tout ça, il faut positiver et prendre soin de sa santé. Je ne veux pas un caillou de sang dans le cerveau, moi...  

 Moi : Dieu nous protège. J'ai fait passer un scanner à ma mère, qui a eu mal à la tête, mais heureusement ce n'était rien de grave. Vous ne pouvez pas savoir combien je me suis soulagé !

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Ce texte est le fruit de l’imagination, mais le charabia, les expressions fautives, les contresens et les erreurs sont tous authentiques. Quelques perles ont été dites ou écrites par des personnes d’un certain niveau.

 

mercredi 5 mai 2021

Faux et usage de faux

Le gouvernement espagnol a donné "les explications opportunes" au Maroc sur les circonstances qui l'ont conduit à accueillir Brahim Ghali en Espagne, a déclaré la ministre des affaires étrangères Arancha Gonzalez Laya, faisant allusion aux "raisons humanitaires" qu'elle a invoquées dès la révélation de la présence sur le sol espagnol du chef des séparatistes. Elle a ajouté que Ghali "quittera, évidemment, l'Espagne" quand ces raisons prendront fin. La ministre a également énoncé une évidence en déclarant que si la justice entend faire comparaître Brahim Ghali, ce dernier obtempérera. "Ce n’est pas au gouvernement espagnol d'interférer dans le fonctionnement indépendant de la justice", a-t-elle précisé.

Mais le gouvernement de Madrid est-il exempt de tout reproche dans cette affaire ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas agi dans la transparence.

Son argumentaire, entièrement basé sur les "raisons humanitaires", est singulièrement fragilisé par les circonstances dans lesquelles le chef du polisario a été admis en Espagne. Si, comme il a été dit, l'hospitalisation de Ghali en Espagne a été négociée au plus haut niveau entre les autorités espagnoles et algériennes et si les mots ont un sens, il sera difficile, en l'occurrence, de se défausser, comme il est d'usage en pareilles circonstances, sur un fonctionnaire subalterne. Le gouvernement espagnol, en tout cas, au minimum, les ministres des affaires étrangères et de l'Intérieur ainsi que le président du gouvernement étaient au courant et ont approuvé le transfert du malade en Espagne. Savaient-ils que Ghali voyagerait sous une fausse identité ? On ne peut pas exclure que les services algériens, spécialistes des coups fourrés, aient tenu ce "détail" secret, pour mettre leurs homologues espagnols devant le fait accompli. A l'atterrissage, les accompagnateurs algériens ont présenté au contrôle le passeport, algérien et diplomatique, biométrique ou pas, du voyageur malade. L'agent de la police des frontières ne pouvait pas ne pas se rendre compte immédiatement de la supercherie. On peut gager que seule la photographie figurant dans le passeport était celle de Ghali, tout le reste était factice, à commencer par le nom, "Mohamed Benbatouche". Il n'y a que deux possibilités :

- Soit les autorités espagnoles ont été prises au dépourvu et elles ont choisi de fermer les yeux, ce qui les rend complices par omission ;

- Soit elles étaient au courant du tour de passe-passe et elles sont, à tout le moins, complices agissantes dans un délit de faux et usage de faux.

Dans les deux cas, il peut être reproché au gouvernement espagnol d’avoir délibérément dissimulé l’identité d’un individu pour le soustraire à la justice espagnole.

Le code pénal espagnol distingue deux délits : la falsification des documents d'identité et leur utilisation.

Aux termes de l'article 392, 2è alinéa, est puni d'un emprisonnement de six mois à trois ans celui qui, sans être intervenu dans la falsification, trafique de quelque manière que ce soit avec une fausse pièce d'identité.

Une peine de prison de six mois à un an est infligée à quiconque utilise sciemment une fausse pièce d'identité.

Brahim Ghali, qui a été admis en Espagne sous le nom fictif de "Mohamed Benbatouche", tombe sous le coup de la loi.

Ghali/Benbatouche ne peut, a priori, être accusé de falsification de document d'identité dès lors que le passeport qui lui a servi pour entrer en Espagne est un document authentique établi par des autorités étatiques. Cependant, l'identité du titulaire de ce vrai-faux titre de voyage n'est pas celle de son porteur. Le délit d'utilisation d'une fausse pièce d'identité est avéré.

La loi espagnole précise que l'article 392.2 est applicable même lorsque le faux document d'identité appartient à un autre État ou a été falsifié ou acquis dans un autre État.

En fin de compte, Ghali doit répondre non seulement des graves crimes qui lui sont imputés, mais également du délit d'utilisation d'une fausse pièce d'identité.

Le personnage ne peut même pas se prévaloir d'une quelconque immunité diplomatique, dès lors que la jurisprudence ne reconnait cette immunité qu'aux agents diplomatiques étrangers dûment accrédités et uniquement dans leur pays d'accréditation. Il ne peut pas non plus invoquer un prétendu statut de chef d'Etat, puisque, d'une part, l'Espagne ne reconnait pas la "rasd", d'autre part, le malade hospitalisé à Logroño est entré en Espagne sous une fausse identité (*).

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(*) (Humour) A moins que ce patronyme très peu sahraoui-marocain ne soit le sien, le vrai, qui figure dans ses papiers d'identité, ce qui serait à la fois un coup de théâtre stupéfiant et une fumisterie de plus dans cette vaste pantalonnade. Après tout, Houari Boumediene ne s'appelait pas Houari Boumediene et on n'a jamais pu savoir si Chadli était le prénom et Bendjedid le nom - ou l'inverse...