En juillet 2002, le Maroc et l’Espagne faillirent entrer en guerre à cause d’un bout d’île dont peu de personnes avaient entendu parler jusqu’alors, et que beaucoup auraient été bien en peine de situer sur la carte. Même son nom n’était pas sûr : Isla del Perejil pour les Espagnols, Taoura pour le Maroc ou Mā’dnouss (Leila ou Lila n’est, semble-t-il, que la déformation de La Isla, l’ile). Ce rocher a eu une histoire mouvementée. Au XIXème siècle, différentes puissances ont essayé de s’en emparer et il s’est trouvé plusieurs fois au centre de querelles entre le Maroc et l’Espagne.
----------------------------------------L’île de Taoura se trouve à 200 mètres de la côte méditerranéenne du Maroc, face au Jbel Mousa, entre la pointe Leona et la baie d’Almanza. L’ilot rocheux, d’une superficie de 13,5 hectares est recouvert de crithmum maritimum (fenouil de mer, ou persil), d’où son nom. On pense que l’île de Kalypso, l’île de la Nymphe aux Cavernes profondes, la fille d’Atlas-Abila, décrite par Homère dans l’Odyssée n’est autre que Taoura.
Située dans le passage le plus fréquenté du monde, le détroit de Gibraltar, l’île fut convoitée aussi bien par l’Angleterre que par l’Espagne. Pendant une bonne partie du XIXème siècle, ces deux pays se livrèrent au jeu du chat et de la souris, s’observant mutuellement, attentifs au statut de l’ilot. Dans le triangle formé par Gibraltar, base anglaise, Tanger, ville marocaine et Sebta, enclave espagnole, l’ilot était un poste avancé stratégique à courte distance de Sebta sur lequel les deux puissances veillaient jalousement. A défaut de se l’approprier, il fallait maintenir le statu quo.
L’ilot fut occupé par les Anglais pendant la guerre d’indépendance des colonies d’Amérique (1775-1783) et, de nouveau, en mars 1808, pendant la guerre entre l’Angleterre et la France. En effet, après l’entrée des troupes de Napoléon 1er en Espagne, alliée de la France, le sultan Moulay Slimane autorisa les Anglais à occuper l’ilot. L’Angleterre essaya de « s’emparer par surprise » de l’île, qu’elle occupa et fortifia. Cependant, à la demande de la France, le sultan Moulay Slimane protesta énergiquement et, sous menace de guerre, obligea les forces anglaises à abandonner l’ilot. Cette version des faits, comme on le verra ci-après, n’est pas exacte. En réalité, Moulay Slimane, alarmé par la conquête de la péninsule ibérique par Napoléon, craignait une invasion française. Talleyrand, en 1806, avait annoncé au pacha de Larache, Mohamed Ben Abdeslam Slaoui, l’occupation imminente de Sebta, invitant le sultan à se ranger aux côtés de la France plutôt que l’Angleterre. C’est pourquoi Moulay Slimane proposa aux Anglais une alliance militaire en vue de mettre fin à l’occupation de Sebta par l’Espagne. Dans une lettre au consul britannique à Tanger, James Green, en date du 25 avril 1808, Slaoui proposa une opération militaire conjointe, les troupes marocaines assiégeant le préside tandis que la marine anglaise lui imposait un blocus. Il proposa également, si nécessaire, un débarquement de troupes anglaises en territoire marocain. Le gouvernement anglais, ayant toujours présent à l’esprit le souci de défendre Gibraltar et d’assurer son approvisionnement depuis Tanger, prit la proposition marocaine au sérieux et donna en conséquence des ordres à la garnison de Gibraltar. Un officier se rendit à Tanger où il demanda la permission de débarquer des troupes sur l’île de Taoura. Le Makhzen accepta sans hésiter, en exigeant cependant que le gouvernement britannique s’engage à évacuer l’île dès la levée du blocus de Sebta.
Cependant, l’évolution de la situation politique en Espagne et les premiers revers militaires de Napoléon dans ce pays firent changer les Anglais d’avis, à la grande déception de Moulay Slimane, désormais sans illusions sur une éventuelle alliance avec les « Chrétiens » (un siècle auparavant, Moulay Ismaïl avait vainement tenté de former une alliance avec la France contre l’Espagne). Le blocus de Sebta n’eut pas lieu.
L’occupation anglaise fut qualifiée par les Français d’« agression bien manifeste » et Napoléon, dans une lettre comminatoire à Moulay Slimane, lui reprocha de prendre parti pour l’Angleterre et brandit la menace de la guerre. Le consul général français à Tanger, Michel Ange d'Ornano, envoyé spécial à Fès en qualité d’ambassadeur, fut reçu par Moulay Abdeslam, frère du sultan, auquel il affirma : « le Maroc devient de jour en jour une colonie anglaise ». Il ajouta que l’occupation de l’îlot par les Anglais contredisait la neutralité marocaine. Moulay Abdeslam, irrité, lui répondit que le Maroc observait une neutralité absolue et ne faisait la guerre qu’à ceux qui le voulaient.
L’Espagne, de son côté, fit remettre par son consul à Tanger une protestation « énergique » à la Cour marocaine, demandant l’expulsion des Anglais. Après quelques hésitations, Moulay Slimane décida d’ignorer la démarche espagnole appuyée par la France. Le pacha Slaoui, dans une note du 5 mai 1808 fit savoir au consul d’Espagne que le sultan « ne souhaitant pas pour le moment occuper [l’ilot], ceux qui y ont établi une garnison n’ont pas été expulsés », mais qu’il ordonnera de le faire si cette occupation porte préjudice à ses sujets. Il ajouta que le soin était cependant laissé à « qui peut le faire » de bouter dehors les Anglais, car le sultan voulait traiter toutes les nations sur un pied d’égalité.
Les soldats anglais restèrent sur Taoura et ne s’en retirèrent que quand la guerre avec la France fut finie.
A partir de 1824, et surtout en 1831, les Anglais essayèrent de prendre pied au Maroc, plus précisément dans la zone de Ksar Sghir, où ils voulaient installer un poste d’observation militaire, mais sans succès.
L’importance stratégique de la petite île n’a pas échappé à d’autres pays, comme les Etats-Unis d’Amérique, qui ont essayé en 1836 d’obtenir la concession de la petite île pour y installer un établissement commercial et une station de charbon. Les consuls d’Angleterre, d’Espagne et de France, pour une fois unis, firent front commun et réussirent à faire avorter le projet.
En juin 1842, dans un contexte de rivalité exacerbée entre l’Angleterre et la France, le consul britannique se réunit avec le sultan à Meknès, et de nouvelles rumeurs circulèrent au sujet de tractations concernant Taoura. Selon le consul espagnol à Tanger, son collègue britannique avait pour mission, entre autres, d’obtenir la cession de l’ilot, contre la promesse d’une fourniture d’armes en cas de conflit armé avec la France.
En 1848, après avoir occupé les îles Zaffarines, le gouvernement espagnol voulut, à la faveur de la négociation avec le Maroc au sujet des limites de la zone neutre de Sebta, se faire reconnaître des « droits » sur Perejil. Le gouvernement espagnol fondait ses prétentions sur des arguments géographiques et historiques. Selon Madrid, l'îlot étant, de par sa proximité, une « dépendance » de Sebta, lui aurait été transmis avec cette ville par le Portugal en 1580. Or, comme le fait remarquer un auteur français, Rouard de Card, « l’îlot apparaît comme étant le prolongement non pas du massif qui constitue la presqu’île de Ceuta, mais du massif qui constitue le Djebel-Mousa ». Même constatation chez un auteur espagnol, Tello Amondareyn, qui note en 1897 que l’îlot paraît être « une extension des socles granitiques de Jebel Belyounech - una prolongacion de los estribos graniticos de sierra Bullones ». L’Angleterre s’opposa fermement aux prétentions espagnoles et essaya même d’occuper, une nouvelle fois, l’ilot mais l’armée espagnole fit une démonstration de force, obligeant le gouvernement de Londres à renoncer à son projet.
En 1859, des « difficultés diplomatiques » surgirent à nouveau entre l’Angleterre et l’Espagne à propos de l’île.
L’argument géographique ayant montré ses limites, le gouvernement espagnol changea de thèse, affirmant que l'îlot n’appartenait à personne (res nullius) et pouvait, en conséquence, être acquis par occupation. En 1887, après le naufrage de trois navires sur la côte marocaine, l’Espagne entreprit de construire un phare sur l’ilot, sans consulter le gouvernement marocain. L’Angleterre rendit à l’Espagne la monnaie de sa pièce, en l’obligeant à retirer le drapeau qu’elle avait hissé sur l’ilot. Selon une autre version, des troupes marocaines détruisirent le poteau que les Espagnols y avaient planté, retirèrent le drapeau espagnol et occupèrent l’ilot. La presse espagnole lança une violente campagne contre le gouvernement accusé de passivité dans la défense de la souveraineté espagnole. Les journaux publièrent une carte des possessions espagnoles au nord du Maroc confectionnée en 1850 par un géographe militaire, Francisco Coello, et dans laquelle figurait la Isla del Perejil. En 1887, le ministre d’Etat (affaires étrangères) Segismundo Moret y Prendergast déclara aux Cortès que Perejil appartenait à l’Espagne, mais l’année suivante, il se rétracta et soutint le contraire, affirmant : « Il est indubitable que, dans un premier temps, sans examiner l’historique de la question, peut-être en s'appuyant sur la carte de M. Coello ou en écoutant des excitations intéressées d'une puissance, on a cru que l'île était espagnole; et il ne fait pas de doute non plus que le ministre de Sa Majesté à Tanger n'a pas été consulté en temps voulu, [...] et que, en définitive, nous avons compromis notre prestige, nous avons donné un triste spectacle à l'Europe et nous avons servi de jouets aux ennemis des intérêts espagnols. »
Son successeur, Alejandro Groizard, déclara en 1894 : « Nous pouvons avoir des titres anciens pour prétendre quelque chose sur l'île de Perejil, mais ils ne sont pas clairs et indiscutables ». Il ajouta : « au cours du siècle actuel, l'Espagne a fait des actes conformes à la souveraineté du sultan, comme l’ont fait toutes les nations de l'Europe, et, par conséquent, il serait quelque peu importun pour le gouvernement espagnol de prétendre que cette île lui appartient ». Un auteur espagnol a fait observer, à propos de l’inclusion de l’île dans la liste des possessions espagnoles d’outre-mer, qui fut dressée par Pascual Madoz dans son Diccionario geográfico, estadístico, histórico de España y sus posesiones de Ultramar (1849). : « D'après la légation d'Espagne au Maroc, il n'y a pas de renseignements sur la possession de cet îlot par l'Espagne. Il doit donc appartenir au Maroc ».
Le gouvernement espagnol fut accusé de mollesse. Au lieu de se contenter de prendre acte des démentis marocains et anglais, estimait-on, il devait réaffirmer avec force « les droits » de l’Espagne sur l’ilot et en réclamer la souveraineté. En réalité, les hésitations des autorités espagnoles étaient compréhensibles car elles manquaient de preuves de l’appartenance de Taoura à l’Espagne.
Le sultan Moulay Hassan ordonna de monter la garde sur l’île et songea même à y faire construire une redoute. C’est le sens des instructions qu’il donna en 1887 au gouverneur de Tanger, qui dépêcha sur les lieux une commission technique chargée de réaliser une étude sur la faisabilité du projet. Le rapport des experts fut envoyé au sultan qui, après des ordres et des contre-ordres, décida finalement, une année plus tard, de surseoir à la construction du fort jusqu’à sa visite sur place.
En 1893, le bruit courut que le Maroc avait cédé Taoura à l’Angleterre, ce qui inquiéta fortement en Espagne, où la question fut évoquée au parlement. La visite à Tanger d’un lord de l'amirauté et d’un haut fonctionnaire du ministère britannique de la guerre donna de la consistance à la rumeur. Un démenti officiel du Naïb Essoltane Torrès, suivi d’un autre du gouvernement britannique mirent fin aux spéculations. En décembre 1894, la presse madrilène annonça que le ministre anglais à Tanger, Ernest Satow, demandait la cession de l’ilot. En réalité, Satow avait bien parlé de Taoura avec le Grand vizir Ba Ahmed, mais n’avait toutefois demandé qu’un bail pour un exploitant agricole anglais. En contrepartie, l’Angleterre aurait appuyé le Maroc face à la France dans la question du Touat, mais Ba Ahmed avait refusé. C’est le ministre allemand, Tattenbach, qui fut chargé par son gouvernement de défendre auprès du Makhzen l’idée de la cession de l’île à l’Angleterre, pour pousser ce pays à sortir de son isolement face à l’Espagne et à la France et, surtout, empêcher une entente contre la Triplice (« Triple Alliance », conclue en 1882 entre l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie et l'Italie.). Ba Ahmed refusa de céder le moindre pouce du territoire marocain et fit, de nouveau, occuper l’ilot. Taoura resta présente dans l’esprit du sultan Moulay Abdelaziz, comme elle l’avait été dans les préoccupations de son père. En 1895, le sultan demanda un croquis et un relevé topographique de l’île et rappela à Torrès de veiller à ce que la garde y soit assurée et que « le drapeau du Makhzen » y soit arboré. Le caïd de Tanger confirma qu’une garde avait été installée sur l’île. En 1897, Moulay Abdelaziz ordonna à Torrès de faire construire sur l’ilot Mā’dnouss une prison de bonnes dimensions. Toutefois, il ne semble pas que ce projet ait été mis en œuvre. En 1902, de nouvelles rumeurs, vite démenties, coururent en Espagne sur des négociations entre le Maroc et l’Angleterre pour la cession de l’île. En juin 1901, des explorateurs trouvèrent sur le rocher « un vieux drapeau marocain couché par le vent ».
Taoura aux mains d’une puissance hostile avait-elle réellement une valeur militaire ? Un auteur espagnol, en 1895, en doute : « A moins de dominer auparavant les hauteurs voisines de Sierra Bullones, l'île du Perejil n'a aucune valeur, ni stratégique ni autre ».
En définitive, Taoura/Mā’dnouss resta marocaine grâce à la rivalité entre les puissances européennes. A partir de 1912, l’ilot passera, avec la zone nord, sous protectorat espagnol et on n’en entendra plus parler jusqu’à l’incident de 2002.
Source : La diplomatie dans le Maroc d’autrefois, Ali Achour, Rabat, 2018.
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